Contrées, Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa

En mai 2016 paraît Contrées, Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa par le collectif Mauvaise Troupe. Ce collectif était l’auteur également de Constellations, trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle. Si ce dernier était un ouvrage explorant les possibilités révolutionnaires existantes, Contrées s’intéresse plus particulièrement à deux luttes, ancrées dans leurs territoires, et qui peu à peu ont réuni des forces avec leurs mythes, leurs légendes et leurs points de partage et de commun. Nous voulions proposer un extrait de cet ouvrage qui revient justement sur cette idée de se reconnaître dans la lutte et de former un peuple, non pas parce qu’on vient du même endroit ou parce qu’on parle la même langue mais bien parce que la lutte est un monde qu’on habite ensemble.

Chapitre 2 : Peuples

« La lotta No TAV è una lotta populare. » L’affirmation revient comme un écho de tous les versants des montagnes valsusaines, dans les conversations et les écrits, sur un ton assuré qui dit bien plus qu’une opération d’auto-persuasion. Et les premières rencontres avec le Val Susa No TAV viennent immédiatement vérifier l’énoncé : les drapeaux aux fenêtres, les récits des manifestations de 70 000 personnes (soit autant que d’habitants de la vallée), les assemblées qui remplissent les gymnases. Mais derrière le grand nombre, ce qui frappe, c’est la nature de ce qui compose la foule des grands jours comme des actions plus quotidiennes : décrire la composition sociale du mouvement pourrait donner du travail à toute une promotion de sociologues, tant le spectre est large. Dans la vallée, on n’est d’ailleurs pas peu fier des participations les plus improbables, que ce soit du côté de la bonne société valsusaine, ses élus bon teint, ses dignitaires catholiques, ses médecins, ou de celui de la marge. On peut ainsi croiser à l’occasion d’une manifestation ou d’un repas au presidio un yogi vêtu d’un simple pagne blanc, une ermite vivant dans la grotte de la Baume près d’Oulx, ou un ancien prisonnier fraîchement libéré. Et si l’on ne boude pas son plaisir quand il s’agit de décrire les No TAV les plus truculents, on affectionne plus encore dépeindre tous ces « gens du peuple » : le poissonnier, le barbier, la libraire… dont l’omniprésence et l’importance dans la lutte sont tout aussi extraordinaires.

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« La lutte No TAV est une lutte populaire », on pourrait le prendre comme une définition. Mais comme l’objet de cet ouvrage n’est pas de trouver les bonnes catégories pour y ranger les histoires qu’il cherche plutôt а déplier de l’intérieur, ce serait une définition renversée : ce n’est pas tant le qualificatif « populaire » qui définit la lutte, c’est la substance de celle-ci qui viendra éclairer le sens de celui-là. Et puisqu’il s’agit de cheminer à travers le vaste champ des questions que pose ce terme, commençons donc par défricher le terrain.
« Populaire » n’est pas un terme anodin. Du côté de Notre-Dame-des-Landes on l’entend très peu, et à la question : « La lutte contre l’aéroport est-elle populaire ? », même les plus enthousiastes quant à la force et aux espoirs portés par celle-ci apportent souvent une réponse dubitative, teintée d’une pointe de méfiance.
C’est que l’adjectif, et plus encore le substantif « peuple » qu’il invoque immanquablement, ne sont pas d’un usage aisé dans le registre politique. La faute, peut-être, aux échecs et fourvoiements des assauts révolutionnaires menés par le passé sous cette bannière, qui enjoignent à ouvrir d’autres pistes. Les marges et minorités se sont ainsi fait de la place tout au long de la seconde moitié du XXe siècle sur le devant de la scène politique, parfois contre les tenants d’une conception des luttes populaires où l’unité et la cohésion du peuple passent par la négation des dites « luttes secondaires », féministes, homosexuelles, antiraciste, etc. La faute aussi, évidemment, au « populisme », et à la façon qu’il a de se constituer un peuple comme masse manipulable, en flattant les bas instincts et en usant souvent de grosses ficelles réactionnaires – le propre de la réaction étant de jouer sur les nécessités simultanées d’un sursaut d’orgueil et de la soumission à une autorité.
Mais, à l’heure où le gouvernement abat la carte du référendum comme son meilleur va-tout pour tenter d’ouvrir la voie du bocage а ses bulldozers, c’est certainement à l’endroit de la conception « démocratique » et « républicaine » du peuple qu’il y a lieu de prendre le plus de précautions. Passons sur le rocambolesque de la décision présidentielle, sortie du chapeau en février 2016 après des semaines d’un mutisme qui passait pour de la fermeté, rejetée par les autorités locales de gauche comme de droite, et sans doute dépourvue de la moindre base juridique. Car au-delà des cafouillages de l’exécutif, la manoeuvre ne manque pas de finesse : en appeler au peuple pour légitimer le projet d’aéroport, c’est tenter de priver l’opposition d’une bonne partie de son assise en lui disputant sa légitimité sur le terrain d’une certaine démocratie directe. Mais le mouvement, qui ne croit pas à un soudain accès de démocratisme de la part du pouvoir, flaire le piège. C’est que, même sans s’en réclamer, le peuple qui compte pour les anti-aéroport est celui qui cultive, se promène, travaille, aime, voyage, respire – en un mot : habite – sur le territoire concerné par le projet. Un territoire dont la géométrie varie selon qu’on considère l’aéroport sous l’angle du bétonnage, des nuisances sonores, du réchauffement climatique ou, pourquoi pas, de la possibilité offerte de se rendre à l’autre bout du monde en un saut de puce par-dessus les mers. Pour le gouvernement, seuls importent les sondages qui donneront le bon périmètre pour le référendum : celui où les chances du « oui а l’aéroport » seront maximales. Le drôle de « peuple » objet de la consultation sera réduit à une opinion désincarnée et travaillée par des semaines de propagande massive et éhontée des pro-aéroport, qui ont déjà dépensé des centaines de milliers d’euros en campagnes de publicité ces dernières années. On ira voter « oui » sur la base des chiffres truqués de la DGAC (Direction Générale de l’Aviation Civile), du chantage à l’emploi, des calomnies anti-zad, et avec une conviction qui ne portera pas plus loin que le dépôt d’un bulletin dans une urne. Plus que sur les « coeurs » de la population, l’enjeu de la bataille autour du référendum porte sur sa définition : d’un côté ce qui agit, ressent, pense et se démène tant bien que mal pour se faire un quotidien, et de l’autre une opinion publique qu’on se contente de recueillir de temps en temps.
Cette bataille pour imposer cette abstraction républicaine du peuple se prolonge bien au-delà de la manoeuvre de consultation populaire, notamment là où la « guerre » déclarée en son nom contre le « terrorisme » menace de polariser sans reste tout le champ politique. On a moins entendu invoquer le peuple pour parler des 60 000 personnes qui ont défilé dans Nantes contre l’aéroport le 22 février 2014, que pour les 75 000 qui se sont rassemblées dans la même ville le 10 janvier 2015 suite aux attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. C’est que la fable d’une unité populaire comme fondement de la nation fonctionne mieux dans le storytelling antiterroriste post-Charlie que dans le cas d’une lutte dirigée contre ceux qui prétendent nous représenter.
Le peuple républicain, sorti du moule de la Révolution française avec autant de tares que de potentialités politiques, a vite été neutralisé par l’installation au pouvoir de la bourgeoisie, pour être ensuite travaillé, poli, stabilisé et intégré dans le grand système de gouvernance démocratique. Censé incarner la souveraineté nationale, dans un prolongement paradoxal de la figure royale quoiqu’à travers un corps plus métaphorique, le « peuple français », celui au nom duquel est rendue chaque décision de justice, ne peut pas être autre chose qu’une fiction homogénéisante, comme le sont ses cousins « intérêt général » et « société ». Aucune contradiction, aucune divergence éthique, aucun rapport de pouvoir interne n’est supposé venir lézarder l’unité du peuple, sans quoi c’est le principe même de la souveraineté qui s’effondre. L’« unité du peuple », tout compte fait, c’est aussi un moyen de rationaliser les actes de gouvernement : la fiction d’une appartenance commune doit limiter le déploiement de coûteuses techniques de contrôle pour contenir les luttes intestines. Le corps souverain qui s’automutile, ça ferait mauvais genre. Et quoi de plus efficace que de déclarer « citoyens égaux en droit » le fermier tout juste émancipé d’un semi-servage et son propriétaire terrien, pour que le premier continue de payer au second une lourde rente plutôt que de piller sa demeure et de promener sa tête au bout d’une pique ? Alors, après avoir été longtemps exclus du domaine de la souveraineté, les prolétaires (ceux qui, ne possédant rien, étaient maintenus hors du suffrage censitaire), les femmes ou les colonisés ont fini par être intégrés, mais au prix de la négation de tout rapport de domination institutionnalisé. Toute irruption de conflictualité politique, dans la vallée de Suse, le bocage nantais ou partout ailleurs, est donc une remise en cause radicale du paradigme du peuple républicain, qui suppose qu’on ne peut affronter vraiment que des ennemis extérieurs, « au sang impur ».

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À l’automne 2015, la conjonction des menaces d’expulsion de la zad et des attentats du 13 novembre a fait apparaître crûment cette tension autour de l’idée de peuple et de politique. Le « peuple français » est exhorté à se reconnaître tout entier dans la soi-disant « génération Bataclan » que voudrait nous vendre le marketing gouvernemental, ouverte d’esprit, hédoniste, flexible, et dont la principale revendication politique serait de pouvoir sortir le vendredi soir. Surtout, il faut faire bloc face à l’ennemi, le barbare, le terroriste, l’État Islamique – ennemi qui peut, selon les circonstances, les locuteurs et les dérapages verbaux, s’étendre au migrant et au musulman. Comme si ce qu’il y a d’abject dans les actes froids et méthodiques des assaillants de Paris était parfaitement étranger à la paisible civilisation occidentale… La déclaration de l’État d’urgence viendra préciser, s’il en était besoin, ce qu’on entend par « faire bloc » : aucune autre ligne de fracture ne sera tolérée que celle qui départage, suivant les contextes, la « France » ou « l’Occident » de la « barbarie », et surtout pas celle qui oppose les dirigeants mondiaux aux manifestants contre la COP 21. Avec un aplomb déconcertant, les préfectures de plusieurs régions édictent des assignations à résidence contre des militants sur la seule base de leur fichage politique (souvent alimenté par leur participation à la lutte contre l’aéroport) et leur supposée volonté de participation au contre-sommet climatique. Des procédures explicitement permises et inscrites dans le cadre de l’État d’urgence, donc de la lutte contre le « terrorisme ». L’opération est grossière, mais semble fonctionner : avec le gouvernement, ou avec les terroristes. Dedans ou dehors, et malheur aux exclus.
C’est depuis la zad qu’a pu être rompu l’effet de sidération qui a saisi le pays en ce mois de novembre 2015, consécutif à la réaction autocratique de l’exécutif autant qu’à l’irruption d’une violence armée dans les rues de Paris. Les convois tracto-vélo partis de Notre-Dame-des-Landes et d’autres lieux en lutte pour marcher sur la COP auront défié et fait reculer les interdictions de rassemblements et de manifestations jusqu’aux portes de la capitale. Ils se rejoindront pour un banquet – assurément anti-absolutiste, mais qu’on ne peut pas qualifier pour autant de républicain – devant le château de Versailles, triple symbole de la royauté absolue, de l’écrasement des communards de 1871 et de la validation de l’État d’urgence par le Parlement qui s’y était réuni quelques jours plus tôt. Sur leur chemin, l’accueil assuré par des dizaines de groupes locaux, parfois improvisé dans des granges ou des salles municipales au gré des caprices préfectoraux, a rendu perceptible ce que la lutte a de populaire dans un sens tout autre que l’unanimisme patriotique en vigueur. La zad aura répondu de la plus belle des manières à l’injonction а se ranger derrières les autorités (que ce soit pour exterminer les terroristes ou pour limiter la catastrophe climatique) : s’il y a bien un peuple en jeu, il a infiniment plus à voir avec celui des faubourgs insurgés lors de la Commune de Paris qu’avec la masse maintenue docile par la menace –menace de l’agression extérieure et menace de l’excommunication de la communauté nationale – et par le récit mystifié de sa souveraineté.
Car « peuple » et « populaire » restent aussi d’un usage malaisé pour le pouvoir, qui ne brandit ces termes qu’avec parcimonie, quand bien même il s’agit de justifier le régime de terreur soft qu’il cherche à instaurer. C’est qu’une fois déminés de leurs chausse-trapes républicaines, ils gardent une charge subversive et une portée sémantique suffisante pour ouvrir des pistes de compréhension de ce que portent les deux luttes contre l’aéroport et le TAV. À commencer par leurs épisodes les plus intenses, lors desquels les offensives adverses sont mises en déroute par le surgissement d’une force jusque-là insoupçonnée, qui évoque les soulèvements populaires qui émaillent l’histoire du XIXe, du XXe et du jeune XXIe siècles. Ce peuple-là, qui paraît émerger soudainement de tous les pores de la normalité, peut être compris comme le point de jonction éphémère entre la population, objet de la souveraineté étatique, et la plèbe, sa part ingouvernable. La première, c’est la masse des âmes sous l’empire pastoral d’un large système de gouvernement, qui dépasse de loin les cabinets de l’exécutif et leurs relais administratifs pour s’immiscer dans tous les petits mécanismes qui nous font coller à notre statut social, notre genre, notre prétendu intérêt économique. La seconde, c’est ce qui résiste ouvertement, crânement, et par là-même fait l’objet de toutes les attentions du pouvoir et de ses dispositifs de contention. Quand le goût de l’insoumission et l’irrépressible ardeur de celle-ci viennent électriser la force du nombre de celle-là, la situation se fait critique. L’espace d’un instant, quelques heures, quelques jours, quelques semaines, le pouvoir semble comme se vaporiser. Non pas qu’il déserte la place, ni même que ses troupes s’abstiennent de frapper fort, mais ses sortilèges n’opèrent plus. Il s’agite, recourt à ses philtres les plus puissants, sa magie blanche et sa magie noire, mais aucun de ses envoûtements ne parvient à maintenir son emprise sur la population, ni à figer et isoler la plèbe dans quelque inoffensive figure de gargouille.
La force populaire qui s’affirme alors est trop explosive, trop impétueuse, pour maintenir une forme stable. Après les grandes victoires du No TAV ou de la zad, le quotidien finit par reprendre ses droits, mais pas sans en être sensiblement transfiguré. La manifestation éruptive du peuple, qui s’est montrée capable de tout emporter sur son passage, ouvre incidemment la question du rapport de ces luttes au grand nombre et à la « popularité ». Car on peut aussi chercher dans la notion de peuple et ce qu’elle implique d’englobant, non pas à homogénéiser ce qui constitue les mouvements, mais à rendre compte de la façon dont ils peuvent affecter tout un chacun, au-delà des prédicats sociologiques ou politiques. Il y a dans la notion de populaire quelque chose de méta-social, comme un appel à transcender les catégories qui d’habitude nous séparent tout en prétendant nous réunir dans le grand corps de la société. Si c’est particulièrement vrai dans la vallée, on trouve aussi dans le bocage, dans une moindre mesure, un brassage assez inédit de différents parcours de vie, professions, niveaux d’étude, sensibilités politiques, etc. Cela ne signifie pas que toute détermination sociale est dépassée, et les entrepreneurs et travailleurs du BTP restent largement favorables au TAV ou à l’aéroport, mais il se dessine une sorte de front large qui laisse espérer la sortie d’une phase de plusieurs décennies de défaites des luttes sociales sectorielles. Un espoir de ce genre a été porté ces dernières années par les mouvements Occupy ou Indignés, qui sont allés jusqu’à étendre la largeur du front aux fameux 99 % de la population censés subir la domination du pourcent restant. On peut rester dubitatif devant une partition aussi simpliste, qui n’est pas sans rappeler l’unité factice du peuple ràpublicain, mais ce qui s’exprime d’aspiration à une offensive d’ampleur et à une victoire possible résonne avec le mouvement No TAV comme avec l’opposition à l’aéroport faite zad.

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[D]ans la vallée […], l’assise du mouvement est en prise directe avec le territoire, jusqu’à en devenir structurant pour la vie sociale valsusaine. On peut alors se risquer à lire dans ce qui s’échafaude autour du No TAV les prémices de ce qui peut fonder un peuple dans un sens encore différent du peuple de la République ou de celui du surgissement insurrectionnel : quelque chose de l’ordre d’une culture. Un ensemble de codes implicites par lesquels les opposants à la grande vitesse se reconnaissent une histoire, une appartenance et un destin communs. Le « peuple No TAV » dont ils se réclament prend alors les atours de ces peuples sans État qui sont autant de foyers de luttes qui scintillent sur toute la planète, des forêts sud-américaines aux montagnes du Pays basque ou du Kurdistan.

Peuple et culture No TAV : Faire exister un monde

Le peuple No Tav...

On a pu rencontrer dans cette vallée alpine, dans les moments les plus épiques de la lutte No TAV, un peuple surgissant, entendu comme force, comme « entité », multiple et soudée à la fois. Une puissance qui, sans être la révélation soudaine de quelque chose qui existait déjà, ne fait pas non plus table rase de tout passé. Mais on peut aussi considérer que la persistance de la résistance et l’apparition d’une culture et d’un langage communs au fil des nombreuses années de lutte, ont également formé un peuple dans un sens tout autre. S’il y a du peuple dans la lutte No TAV, peut-on aller jusqu’à dire que les No TAV sont un peuple ? En tout cas, ils ont coutume, et ce depuis les années 1990, d’employer l’expression « peuple No TAV » pour se désigner, expression qui a cohabité un temps avec « peuple valsusain », pour finalement la recouvrir, sans en oblitérer le sens territorial, mais en l’agrémentant d’une identité nouvelle, aussi ouverte que possible, qui ajoute désormais au nombre des hauts faits de la vallée la lutte contre la ligne à grande vitesse. Une culture, un langage, des rites, ce peuple se construit, à la fois peuple insurrectionnel en latence, et peuple au sens des « peuples originaires » amérindiens.
Cette acception est définie en ces termes par le philosophe Gérard Bras : « [le terme “peuple” a] un sens ethnologique, par lequel une communauté cherche à affirmer une identité collective, à raison d’une origine commune, ou des traditions partagées en commun [Gérard Bras, « Le peuple du droit contre le peuple de la politique », Dissensus, n°1, décembre 2008.]. » Ainsi, ce peuple No TAV, au quotidien, s’expérimente, se revendiquant d’une « origine commune », celle à la fois du territoire (en le débordant très largement) et de la lutte, puisqu’il est formé par cette dernière. Mais à y regarder de plus près, deux définitions de peuple se rejoignent en ce peuple No TAV. Car peuple a également « un sens social, soutenu par le latin plebs, caractérisé par son assujettissement à une autre fraction de la communauté sociale, et soupçonné de toujours menacer l’ordre politique ». Mais c’est bien parce qu’il est dominé, et parce qu’il refuse cette domination, parce qu’il veut exercer son droit à disposer de lui-même, qu’il devient peuple dans un sens plus profond, enraciné dans son histoire et né de sa résistance.

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GIANLUCA, 38 ans, Askatasuna1, animateur а Radio Black-Out, Turin
Quand on dit « le peuple No TAV », on fait de la politique. On représente des choses, on construit des discours qui ne représentent pas forcément la réalité mais qui la forcent à avancer. Il n’y a pas de politique qui corresponde à la réalité. Le peuple No TAV, c’est une construction du discours. Ce peuple existe dans des moments donnés, dans des phases. Est-ce qu’il est là ? Oui, il y a une partie de la population qui peut se résumer dans ce terme-lа. Et puis il y a aussi des retours à la normale. Nous, on a contribué а forger cette représentation du peuple No TAV, ça correspondait à quelque chose dans lequel les gens de ce territoire pouvaient se retrouver. C’est plein de contradictions. Dans la vallée il y a des intérêts différents, des conflits, et c’est l’inverse d’un peuple, non ? Même si la position générale est très nette. Le peuple, c’est un peu un fantasme qui a des effets de réalité.
En revanche le peuple Sì TAV, ça n’existe pas. Ils n’ont jamais réussi à représenter ça. Le maire de Turin a voulu faire un sommet en faveur du projet, mais il n’y avait que des cadres syndicaux ou du Parti Démocrate. Il n’y avait personne. Un jour, un type a voulu créer un comité Sì TAV à Turin, et des camarades ont voulu aller espionner ; il y avait des agents de la DIGOS devant, qui leur ont dit : « Là il n’y a que cinq personnes, si vous rentrez, vous leur donnez du nombre. » Cette idée de peuple, c’est aussi que le mouvement a été capable de construire sa propre culture, son imaginaire, ses chansons de luttes comme « A sarà düra ». On ne sait pas qui a sorti ce slogan en premier, c’est devenu un mot d’ordre, une signature et une chanson du mouvement. Il y a aussi des chansons de groupes de musique à proprement parler. Il y a aussi les camarades de Milan qui en ont inventé deux ou trois très belles en 2011, 2012, comme « Grido forte la Val Susa ». Là, c’est particulier, c’est sur des airs de stades, de ce type de culture. Ce sont des chants très extrêmes, très radicaux, qui ont été assumés par tous. Même les vieilles dames chantent ça et s’y reconnaissent. Et puis il y a les mythes de batailles : Seghino, Venaus, la Libre République… ce sont des figures mythiques. Ce mouvement a un patrimoine mythique à lui, qui s’est déposé dans l’imaginaire collectif. C’est un mythe pour tous, même pour ceux qui ne vont jamais dans la vallée.

…un peuple contre l’état

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Peuple mythique, peuple de lutte, peuple à construire, voire à instrumentaliser, et peuple à coutumes, à langage commun, à légendes, voici pêle-mêle ce que l’on peut dire de ce peuple No TAV. Une chose est sûre, c’est qu’il s’est construit dans et par le combat contre l’État italien (secondé par la mafia et les grandes entreprises du BTP), c’est un peuple né de la lutte, non pas seulement renforcé par elle. Il est évident qu’il est nettement plus composite qu’un « peuple originaire », que son existence est d’autant plus affirmée qu’il peut être fébrile, et que celles et ceux qui le composent (où se trouve d’ailleurs la limite ?) ne peuvent être totalement définis par leur appartenance à ce peuple No TAV. Si les No TAV ont une quelconque souveraineté à conquérir, ce n’est pas celle, pré-existente, d’une nation soumise par la colonisation. Et le monde que fait exister ce peuple ne subsume jamais les autres mondes qui constituent la vallée (monde paysan, monde catholique, monde de la montagne, etc.). C’est sans doute là sa richesse, son caractère précieux et fascinant : cette inscription de la révolte et de l’ouverture dans ses racines mêmes et sa constitution contre un État dont il déserte petit à petit le giron.
Il n’est alors plus si étonnant de constater la proximité qu’il ressent et manifeste envers ces peuples sans État – et pour certains d’entre eux contre l’État – que sont les Kurdes, les Basques, les Palestiniens ou les peuples amérindiens. Ainsi les drapeaux basques ou palestiniens sont-ils devenus patrimoines du mouvement, ainsi voit-on fréquemment dans la vallée des Kurdes parler de leur résistance ou des Italiens revenir des montagnes du Rojava, ainsi un groupe de la haute vallée organise-t-il des échanges avec l’Amérique latine…

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On découvre un objet vide lorsqu’on pose la question de la visée révolutionnaire du mouvement No TAV. Ce peuple-là n’est porté par aucun âge d’or en quête duquel il marcherait et, pour cette raison, il échappe au populisme, à son objectivation (en tant que population à gouverner) comme à sa subjectivation (en tant que souverain ou sujet révolutionnaire). « Le peuple ne fait pas la révolution. Il naît de la révolution », affirmait Blanqui. Peut-être que l’aspect révolutionnaire de la lutte No TAV est à observer depuis ce prisme : sa révolution est d’avoir créé un peuple, sans nation, sans frontières et sans qu’il ne se fonde en société. Un peuple presque imaginaire, dont la force est bien souvent énonciative. Si cette apparition est mythique, alors c’est le retour du mythe, de sa possibilité positive, qui constitue une part de la charge révolutionnaire du No TAV dans un monde désenchanté.

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