La République de Mek-Ouyes

C’est l’histoire d’un mec qui ne s’appelle plus René Pascale-Sylvestre, car il s’apprête à changer de nom. Il choisit un prénom, un nom de famille et un surnom, composé, à l’orthographe volontairement complexe : Mek-Ouyes.
Mais surtout, il s’arrête. Et c’est comme cela que tout va commencer.
« Un matin de printemps, il y a quelque temps, durant une année qu’on veut ne pas savoir laquelle, sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute à deux fois trois voies du réseau français – la A je-ne-sais-plus-combien, pour ne pas la nommer – était arrêté, bras ballants, un chauffeur-livreur lignard routier poids lourd, gigantesque de taille, qui ne se nommait René Pascale-Sylvestre que pour peu de temps encore. »
Il fallait que tout commence dans la normale, dans l’ordinaire, dans le décor le plus lambda qui soit. La terre où va pousser cette histoire est faite de choses inquestionnables, familières, anonymes, communes ou, en un mot, nulles.

C’est un écrivain qui travaille par invention de règles du jeu et qui, à cet égard, a la chance incroyable de se nommer Jacques Jouet
qui invente le personnage de Mek-Ouyes
qui invente tous les personnages de cette histoire, le moindre n’étant pas celui du romancier-feuilletoniste qui écrit au jour le jour l’histoire de Mek-Ouyes
qui suit depuis le début la double contrainte d’écrire un épisode par jour et de ne jamais fermer la porte à un rebondissement
qui depuis l’an 2000 a entrepris d’écrire un roman politique, qui soit même un « gros roman-feuilleton burlesque, irresponsable et sans fin »
qui appartient à l’OuLiPo (OUvroir de LIttérature POtentielle, un groupe d’écrivains et amis qui élaborent des contraintes d’écriture et les textes qui vont avec)
qui y a inventé, entre autres, le « Poème de bandit », soit un poème que l’on compose en recopiant sous forme de vers un texte en prose que quelqu’un d’autre a écrit

C’est une lectrice, moi, qui s’appelle... on s’en fout. C’est une deuxième lectrice, « la lectrice », personnage du roman et témoin un temps privilégié de ce qu’écrit le romancier-feuilletoniste. Elle apparaît à la treizième ligne du pavé de 822 pages (qui n’est que la partie émergée de l’iceberg, on le verra plus loin), soit quasiment en même temps que la lectrice du temps présent, moi.
(Si on fait les comptes : l’histoire n’a pas encore commencé que tout ce joli petit monde a déjà un double – sauf Mek-Ouyes qui n’est qu’1 (encore que) – et on comprend que l’on va jouer cette partie avec, en main, beaucoup de cartes brouillées).

Mek-Ouyes, lui, à ce stade, ne tient aucun compte de cette réflexion car il vient de décider unilatéralement de s’arrêter. Il s’arrête de faire quoi, au juste ? Il s’arrête de rouler, c’est-à-dire de bosser, mais aussi de se déplacer, d’avancer, d’accepter, de se rendre quelque part, de fonctionner, d’être un rouage ou un pion, de gagner sa vie, d’être un citoyen, de rentrer chez lui, de se projeter, de se résigner, de s’intéresser ou se désintéresser, d’être un mari un père un collègue un pote un sujet un interlocuteur, de livrer un engrais excessivement toxique, de prendre part. Mek-Ouyes déserte et s’ouvre lui-même l’espace nécessaire à sa sédition individuelle : une aire d’autoroute. Occupation illégale, installation, rupture consommée. Ce qui est loin de surprendre son ami, qui passe par là :
«  - Alors, comme ça, tu as sauté le pas, dit Alexandre.
Ils se serrèrent dans leurs bras avec émotion.
Ils n’en dirent pas davantage pour le moment. Alexandre regardait autour de lui d’un œil analytique. […] Tout en marchant, il ramassait du bois mort. La cloche de l’église de La Chapelle-Laisance sonnait quatre heures et demie. Le moment était paisible et distendu.

  • On va se faire un petit banquet, dit Alexandre.
  • C’est une idée, dit Mek-Ouyes. »
    Et il proclame la République de Sek-Ouyes.

À cette étape du travail d’écriture, l’intrigue progresse encore linéairement, mais plus pour longtemps. Bientôt, elle proliférera
elle générera une foule de personnages à la fois inattendus et archétypaux : un surdoué de la vente, un philosophe-sanglier, une espionne fatale, une maquerelle-bonne-mère-de-famille, la gentille petite fille de l’ambassadrice de Chine, un président français accro à la confiture
elle rebondira sur ses rebondissements : une éponge à effacer les importuns, des dons providentiels de matériel, des guerres, des coups de foudre, des cachettes et des entourloupes improbables, des élections présidentielles, des morts en pagaille. Jacques Jouet le résume ainsi : « multiplication de personnages, de lieux, de temps, de situations… sans réserve ni précautions, sans aucune impossibilité, jamais. Les temps peuvent se contredire, les lieux et les situations de même »
elle produira et produit déjà des contraintes stylistiques internes : Jacques Jouet enchâsse des récits dans le récit, conte, théâtre, digressions, variations sur le thème de l’interrogatoire de police, défi de désigner un personnage uniquement par périphrase...
elle gonfle l’imagination du lecteur – ou plutôt de la lectrice – ne serait-ce que par le rythme même du roman-feuilleton. Dans sa vie quotidienne, elle se prend à repérer les moments où un événement viendrait, par surprise, embrouiller ou simplifier les situations et faire proliférer la vie à loisir
des règles d’écriture se dessinent nettement au fil du travail. Selon Jacques Jouet, les quatre maîtres-mots évidents sont : Prolifération, Infinitude, Périodicité de la lecture, Périodicité de l’écriture. Mais bref, nous en reparlerons plus loin.

Chez la lectrice, celle de 2017, pas celle du roman, la satisfaction va croissant et à tous les niveaux.
D’abord, la reconstitution des institutions politiques et culturelles autour de notre héros permet de systématiser le plus sérieusement du monde l’appellation qu’elles méritent :
camion de mes couilles
fils aîné de mes couilles
théâtre de mes couilles
journal Mes couilles-matin
un diplomate américain déclare : « Il faut seulement que les règles de la déréglementation internationale s’appliquent à Mek-Ouyes comme partout ailleurs » (la déréglementation internationale devrait, d’ailleurs, ne s’appliquer nulle part ailleurs qu’à mes couilles).
Pour la lectrice de 2017 – qui se situe dans l’avenir de l’écrivain de 2000 et qui sait tout ce qu’il y a à savoir sur l’histoire récente du régime politique – le terme est plus que mérité. S’il faut un jour lire ce livre, aujourd’hui semble être le bon moment.

« République » est le joker qui permet au pouvoir de se sauvegarder dans toutes ses apparitions inacceptables, dans toutes ses facettes injustifiables. « République » est une parole magique qui fait rentrer à la niche – électorale, par exemple – et la mère de tout ce qu’il y a de plus contraire à une vie qui donne envie de vivre. « République » est un paravent qui se prend pour un bouclier. « République » a l’arrogance d’un idéal éternel, elle qui n’est qu’une « petite déesse mortelle ». « République » ferait mieux d’être une station de métro. Ses valeurs par-ci, sa défense par-là, son unité, son école, sa justice, sa devise, ses représentants, ses forces de l’ordre, ses prisons, ses fameuses « zones de non-droit ». République de mes couilles, oui.

La République de Mek-Ouyes n’a de république que le nom. Quelques institutions y existent, mais comme des bulles de savon. Un président, un sujet, un ministre, un douanier, une richesse, un territoire, une langue, une ébauche de constitution, quelques lois, certes. Mais pas de population, pas de représentation, pas de ministère, pas d’autre d’administration qu’un cahier pour noter les rendez-vous et la délivrance occasionnelle d’un laissez-passer en forme de claque dans la main, pas d’économie, pas d’industrie, pas de police, pas d’armée, pas de prison.
Peut-être bien qu’il promulgue ce régime plutôt qu’un autre pour se placer sous le même statut d’intouchabilité que la République qui le borde de toutes parts. Une monarchie ou un empire, trop mégalomanes, l’auraient désigné comme cible. Une république, c’est dans l’air du temps, c’est passe-partout et aux yeux d’une autre république, c’est sérieux.
Or, ce qui se passe à La Chapelle-Laisance, est d’un tout autre genre de sérieux. Tout le monde a tout lâché. Les habitants du coin sont partis, maire en tête, remplacés par les gitans de l’aire d’accueil, eux-mêmes remplacés par les diplomates internationaux, les prostituées du Bordel du cœur, les curieux tellement curieux qu’ils ont quitté leur vie d’avant, les alliés et les ennemis. Ceux qui croient vivre en regardant vers Mek-Ouyes, tournés vers Mek-Ouyes, suspendus à Mek-Ouyes, prolongent son geste d’ouverture d’un espace hors-la-société. A la fois séparation – créer une brèche et s’y engouffrer – et élaboration – construire ensemble les conditions et les événements d’une vie passionnante à vivre, s’organiser. La Chapelle-Laisance, village devenu zone à part, est bien plus attirant que la petite aire d’autoroute du président solitaire : la République y est suspendue, le désordre de la vie s’impose.
Et il lui appartiendra de trouver sa place dans l’inévitable catastrophe d’une guerre à venir. (A venir me semble-t-il, car je n’ai pas terminé le roman.)

Ce désordre de la vie et la nature toute particulière du plaisir qui en découle, voilà ce que Jacques Jouet fait ressentir. Évidemment dans l’intrigue (au sens premier : complication, embrouillement), mais également dans sa façon de travailler. Conscient des exigences du principe d’Infinitude de l’histoire, il a d’abord désigné l’écrivain Ian Monk, également membre de l’OuLiPo, comme son successeur au poste d’auteur de Mek-Ouyes après sa mort. Mais tous deux sont bien vivants et d’ores et déjà, certains épisodes de la grande aventure ont été composés par d’autres personnes. Le rebondissement n’en est, après tout, que plus rebondissant et conforme à l’indépassable dimension collective de l’existence, aussi bien celle de René Pascale-Sylvestre devenu Mek-Ouyes que de Jacques Jouet ou de la lectrice. Et d’ailleurs, à force d’étendre, d’accroître les sphères d’influence de tous, fictifs comme réel, on voit apparaître des événements réels dans la fiction, comme dans le livre IV : « Mek-Ouyes chez les Testut » qui se déroule durant la lutte des salariés de l’usine Testut contre la fermeture de leur usine, à Béthune. La périodicité de la lecture et de l’écriture permet ici de pousser la documentation sur un épisode historique et de diffuser son récit en période de grève, jour par jour, justement, comme la grève.
J’ai parlé plus haut de « roman politique », mais sous le coup de l’Infinitude et de la Prolifération, on en sort à l’occasion. Ainsi de la lectrice qui, au livre III, parvient à obtenir le roman d’amour qu’elle veut lire en devenant un personnage de femme amoureuse.

(Ces divagations sur la République et l’autonomie auxquelles se livre la lectrice de 2017 en partant du bouquin intéressent-elles qui que ce soit ? Ont-elles de près ou de loin le moindre rapport à ce qu’a réellement écrit l’auteur ? Est-ce ce que l’auteur a voulu dire ? Est-ce ce qu’il pense ? Est-ce une manipulation de la part de la lectrice prête à trahir et l’écrivain et le futur lecteur ? Est-ce une manipulation, mais dont la lectrice est elle-même l’infortunée victime ? Qui manipule qui ? Qui manipule la C.I.A. ?
Ainsi s’interrogeait, rageur, celui qui lisait le journal en ligne A l’Ouest. Le reste du temps, il n’était pas farouchement opposé à une interprétation subjective de la littérature, mais ce matin-là, sa patience tournait autour de ses propres limites.
Il se resservit du café et s’éloigna de son écran d’ordinateur. S’en rapprocha, s’en réloigna, se gratta la tête et jeta un œil par la fenêtre. Quand le coup de sonnette retentit, il restait suffisamment de café dans sa tasse pour en renverser une dose non-négligeable sur la jambe gauche de son pantalon. Il ouvrit la porte et )

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