Le Compteur Linkill

Chapitre 3.

La belle humeur du Poulpe se volatilisa environ une heure plus tard lorsqu’ayant déjeuné puis raccompagné Cheryl au salon, il avisa, quelques mètres plus loin sur le trottoir opposé, une camionnette blanche et verte portant les mots « Partenaire Linky ». Gabriel se sentit cerné. Et s’il y avait bien une chose qu’il n’aimait pas…

Tandis qu’il avançait, il s’aperçut que le véhicule reluisant n’était pas vide. Pour autant qu’il pouvait en juger – sa vue ne s’améliorait pas avec l’âge et n’était pas aidée par le contre-jour – une femme fort agitée occupait la place du conducteur. Elle était très agitée, parlait fort, faisait de grands gestes.

Soudain, un sentiment désagréable picota Gabriel. Pas de la peur, mais la sensation d’avancer sans aucun plan derrière la tête, une vague impression de foncer « à poil » et tête baissée dans la gueule du loup. Il s’engueula mentalement avec force, depuis quand était-il un trouillard ? Et depuis quand, surtout, des objets, si intelligents soient-ils, pouvaient se vanter d’infléchir sa conduite ? Il marcha donc droit sur la camionnette.

Et quelle ne fut pas sa surprise, une fois à son niveau, de constater que le capot avait été ravalé. Une bombe de peinture tremblotante avait tracé les mots : « Pas de Linky dans nos quartiers ». Décidément, Linky avait quelques ennemis. Ce qui, pour Gabriel n’était pas une mauvaise nouvelle, finalement. Les ennemis de mes ennemis… n’est-ce-pas ?

Un regard à l’occupante de la voiture : femme au bord de la crise de nerfs. « Qu’est-ce que je peux faire ? répétait-elle ». Elle sembla un instant sur le point de pleurer. Gabriel n’eut pas une demi-seconde pour se demander où était son interlocuteur car la femme sortit de la voiture.

« Monsieur… »

Elle portait le même polo que le gommeux du matin. Pas vilaine. Fatiguée, un peu.

« Je vous attends, soupira-t-elle. 

  • Pardon ?
  • Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ? répondit-elle, très agressive.
  • Mais c’est vous qui me dites : « Monsieur, je vous attends »…
  • Je parle à mon chef ! » Et en guise d’explication, elle extirpa de son oreille un appareil clignotant qu’elle posa sur le toit de la camionnette. « Vous voyez ce qu’ils m’ont fait ? Je le savais, je l’ai dit à mon chef, je savais que ça se passerait mal. La dernière fois, ils avaient barricadé les portes. Toutes les portes de tous les immeubles de la rue ! Avec des planches, des meubles, des poubelles ! » Elle parlait vite, malgré sa voix qui se brisait parfois sous le coup de l’humiliation d’avoir été envoyée faire le sale boulot. « Je voulais pas venir seule, j’ai demandé un équipier. Parce qu’ils ont tous envoyé des courriers. Qu’ils veulent pas des nouveaux compteurs. Je devais juste déposer les dépliants dans les boîtes à lettres et le temps que je revienne, voilà. » Elle désigna le message du capot. Le Poulpe pensa au travail, faillit se lancer dans un couplet sur l’exploitation. « C’est qu’un compteur, pourtant ! C’est rien qu’un compteur. Qu’est-ce que ça peut leur foutre ? cria-t-elle en direction des plus hautes fenêtres de l’immeuble. Ils disent qu’il envoie des ondes, que c’est mauvais pour la santé… C’est même pas prouvé ! Ils disent qu’il va les arnaquer, les faire payer plus, mais c’est tout le contraire ! Mais ça va pas se passer comme ça, c’est clair. Ils l’auront le compteur, ça va devenir obligatoire. »
    Trop tard et tant pis, pensa Gabriel, elle a gâché sa chance.

La bouche et les yeux de la femme s’ouvrirent démesurément lorsqu’il s’empara calmement de son oreillette téléphonique, la jeta au sol et la piétina de toute sa force. Silence, enfin. Gabriel tourna les talons – il entendit d’ailleurs crisser quelques débris de composants électroniques – et prit tranquillement le chemin de son hôtel.

Trop occupé à se féliciter lui-même, il mit un certain temps à remarquer qu’il était suivi.

A suivre.

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