Les ouvriers qui ont fait la grève le savent

Qui est ce nègre qui parcourt en étendant les bras devant lui les rues calmes ou fréquentées de la ville ? Pourquoi blasphème-t-il, pourquoi demande-t-il où est Dieu ? Pourquoi étend-il les bras comme s’il portait un fardeau et pourquoi passe-t-il sans rien voir, ni les hommes et les femmes qui le regardent, ni l’agitation de la vie autour de lui, ni le soleil qui brille ? Où s’en va-t-il ainsi étranger à toute chose ? Quel est donc l’objet qu’aucun œil humain ne peut voir et qu’il serre avec tant de douceur sur sa poitrine ? Oui, que veut-il, ce gros nègre aux yeux tristes qui parcourt les rues de la ville aux heures où la circulation est la plus dense ? A tous ceux qui passent à côté de lui, il pose la même question angoissée : « Où est Dieu ? Où est Dieu ? » Il y a dans sa voix une désolation tragique, et personne ne sait quel est cet homme qui impressionne les passants.

Si. Les ouvriers qui ont fait la grève le savent. Ils savent que c’est le Gros qui est devenu fou lorsqu’il a vu la balle d’un inspecteur tuer une fillette nègre devant la boulangerie de la rue Basse des Savetiers, un jour de meeting. Ils savent qu’il a porté le corps de l’enfant jusqu’à la maison du Père de Saint Jubiaba, en répétant tout le long du chemin cette même question : « Où est Dieu ? » Il était très pieux, et il a perdu la raison. Maintenant, il marche les bras étendus comme s’il portait encore le cadavre de la petite négresse. Il ne fait de mal à personne, c’est un fou inoffensif.

Mais les ouvriers eux-mêmes ne savent pas tout. Ils ne savent pas que le Gros porte toujours le corps de la fillette depuis le jour du meeting parce qu’il est certain que Dieu finira par se souvenir d’elle, que Dieu montrera sa bonté et la remettra sur pied pour qu’elle puisse recommencer à jouer avec les autres enfants de la rue Basse des Savetiers. Ce jour-là, le Gros cessera de poser sa question, ses mains s’abaisseront et ses yeux ne seront plus tristes. Mais s’il apprenait qu’elle est bien morte, que son pauvre cercueil est enseveli depuis longtemps, alors il mourrait aussi car ce serait le signe que l’œil de piété de Dieu, qui est aussi grand que le monde, a été crevé. Alors il perdrait la foi et mourrait de chagrin. C’est pour cela qu’il est devenu ce fou inoffensif qui s’avance les bras étendus devant lui et qui porte blotti contre sa poitrine le petit corps maigre de la fillette noire. Les hommes ne le voient pas, ce petit corps troué d’une balle, mais peu importe. Le Gros en sent le poids sur ses bras, et la chaleur lorsqu’il la serre contre son cœur.

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