Mules et chevaux

Nous avons traduit de l’anglais ce texte d’une amie américaine. Illustration de Madeline Gobbo.

Il y a une histoire que ma mère raconte à propos du transport fluvial dans les années 1830. C’est ça, le genre d’histoire que ma mère raconte. Lorsque des immigrés creusèrent manuellement le canal Delaware & Raritan, des chemins de halage furent aménagés sur chaque berge, afin que des chevaux de trait puissent tirer les barges transportant du charbon, ou des marchandises, ou quoi que ce soit dont les gens avaient désespérément besoin dans les années 1830. Ces chevaux robustes tiraient de lourds bateaux aussi loin qu’ils le pouvaient, s’épuisant à obéir jusqu’à ce que leur cœur s’arrête de battre. Le cheval, qui perdait sensiblement de sa valeur d’usage en passant à l’état de carcasse, était mis au rebut : il fallait alors acheter un nouveau cheval, lui mettre des œillères afin de l’empêcher de voir autre chose que le chemin, et lui ordonner d’avancer jusqu’à ce que son cœur éclate à son tour. Jusqu’à ce qu’un jour, eurêka ! Les grands esprits technologiques des canaux se souvinrent de la mule – la mule peine, peine, et tire, tire, mais seulement jusqu’à ce qu’elle soit fatiguée. À ce moment là la mule s’arrête, puis vraisemblablement s’allume une clope et se casse boire une bière. Si donc on voulait se faire le plus d’argent possible en déplaçant une barge d’un endroit à un autre, il fallait simplement deux équipes de mules travaillant tour à tour. Les chevaux furent tous virés, les mules embauchées, et avec un peu de chance elles formèrent un syndicat.

Ma mère raconte cette histoire, parce que c’est ça le genre d’histoire qu’elle raconte. Elle la raconte parce qu’il ne s’agit pas, au fond, de mules et de chevaux. Elle la raconte parce qu’elle a des filles, et que les filles en grandissant deviennent des femmes, et que le monde traite les femmes comme des chevaux jusqu’à ce que nos cœurs éclatent, et que pour nous, il vaut mieux savoir à l’avance ce qui va nous arriver.

Le travail, c’est le travail, qu’il fasse éclater ton cœur ou non – mais à la fin de l’heure, lorsqu’ils arrêtent de te payer pour ton travail, reste encore le travail de vivre avec un cœur explosé et de voir les cages thoraciques béantes des femmes autour de toi. C’est un travail pour les femmes, et les femmes ont toujours du pain sur la planche. « Travail émotionnel » : c’est une formule que je peux utiliser désormais, enfin, sauf avec mon père, et c’est une formule dont les femmes ont envie de parler, parce que nous nous reconnaissons en elle – à la fois notre épuisement et notre fierté.

Qui dit travail dit salaire. Mais quel salaire pour le travail émotionnel ? De toute façon, on n’obtiendrait que 75 centimes là où un homme serait payé un euro. Imaginons plutôt une large fenêtre, avec « Travail Émotionnel » cousu sur des rideaux en rouge et doré, une fenêtre hors du capitalisme, hors d’un monde où la productivité engendre la valeur et la valeur engendre le capital. À travers cette fenêtre, peut-on voir un paysage où le travail a de la valeur au-delà d’un salaire ? Des rivières de reconnaissance, des collines d’affirmation, des champs d’honneur, remplis de mules qui ne travaillent que lorsqu’elles en ont envie, qui savent qu’elles bénéficieront de leur travail, et ce savoir leur permet de s’arrêter lorsqu’elles sont fatiguées.

Assez de ce souci de soi qui implique du shopping frénétique, des massages, et des distractions qui dépendent du travail exploité d’autres femmes, qu’il soit émotionnel ou physique. bell hooks écrit dans all about love : « Je suis souvent frappée par le dangereux narcissisme encouragé par la rhétorique spirituelle qui accorde tant d’attention au développement personnel, et si peu à la pratique de l’amour au sein de la communauté. Lorsqu’elle est emballée comme une marchandise, la spiritualité ne se différencie plus d’un programme de fitness. Quoiqu’elle permette au consommateur de se sentir mieux à propos de sa vie, sa capacité à améliorer notre communion avec nous-mêmes et avec les autres de manière prolongée est inhibée. »

Le travail émotionnel est une compétence, avec laquelle il a fallu que les femmes apprennent à survivre. Et si l’on ne pouvait que la donner en offrande ? Lesquels de nos fardeaux devons-nous alors ramasser, lesquels devons-nous déposer, et lesquels devons-nous jeter aussi loin que possible de nous ? Une fois que nous connaissons la réponse à ces questions, peut-être que nous pouvons simplement nous allumer une clope et aller rejoindre les autres boire un verre.

Helen Zuckerman

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