S’opposer au régime : une conclusion

Le mouvement contre la loi travail constitue l’une de ces parenthèses enchantées qui ne se referment jamais complètement. Il est venu nous cueillir dans nos gestes et nos rythmes habituels pour leur donner une coloration différente et rendre davantage visible les possibilités qu’ils contiennent. Nombreux sont ceux qui s’organisent quotidiennement sans dépendre du calendrier officiel de la contestation, mais il est des moments où les choses s’accélèrent et se densifient, et où le désir de défaire le gouvernement – comme principe autant que comme mafia au pouvoir – se fait chair. Pourtant quelque chose a manqué. Mais quoi ?

Que faudrait-il à un « mouvement » comme celui contre la loi travail pour bouleverser plus durablement le cours des choses, pour arracher à ce qui ordonne nos existences la puissance dont nous avons été dépossédés ? Le nombre sans doute, mais à lui seul il ne suffit pas. Des désirs, des perspectives communes ainsi qu’une certaine capacité à se représenter ce que pourrait être une vie désirable nous font probablement défaut.

Tel était le point de départ du cycle de discussions qui a été amorcé entre novembre et décembre 2016, après le mouvement contre la « loi travail » : il paraissait « primordial de réussir à se poser ensemble les bonnes questions, de nous doter d’armes théoriques, d’esquisser un imaginaire et une perspective commune à même de renverser le présent ». Nous nous proposons ici de revenir sur ces discussions pour tenter de mettre en évidence ce qui pourrait nous permettre d’éclairer les possibilités révolutionnaires des temps présents tout comme les apories de l’époque.

Les retranscriptions de ces discussions sont disponibles sur la page facebook Rouen dans la rue dans la rubrique articles ou sur le site a-louest.info. Nous ne reviendrons donc pas dans le détail.


1) Processus révolutionnaires au Rojava

Notre cheminement a commencé avec la situation du Kurdistan syrien : le Rojava. Cette séquence politique s’inscrit plus largement dans la vague de soulèvements qui a traversé la Tunisie, la Lybie, l’Egypte et la Syrie entre 2010 et aujourd’hui. Si en Syrie le processus insurrectionnel s’est enlisé dans une guerre civile, c’est dans le Nord du pays, dans les zones Kurdes que l’expérience révolutionnaire s’est ancrée durablement. Quelles sont alors les conditions qui l’expliquent ?

C’est évidemment à la faveur de l’insurrection en Syrie que la possibilité révolutionnaire kurde s’est déployée. L’existence d’une organisation politique, le PKK et sa « branche » syrienne le PYD, a joué un rôle déterminant. Au niveau militaire d’abord avec ses branches armées (YPG et YPJ) mais aussi au niveau politique en un sens presque programmatique et idéologique. La question des femmes par exemple avait déjà une position centrale dans l’organisation. De la même manière, le PKK avait déjà achevé sa mue post-stalinienne et le confédéralisme démocratique avait déjà été théorisé par Ocalan mais également expérimenté puisqu’en différents endroits des conseils de quartiers avaient vu le jour bien avant le début de l’insurrection. C’est en 2011, une fois le régime syrien retranché dans ses zones stratégiques, que le PYD a impulsé et fait émerger un maillage de communes, de commissions, d’assemblées et de conseils de quartiers laissant la place à une forme de démocratie directe et locale qui se substitue alors au pouvoir classique. La commune de localité regroupant 300 familles environ est l’échelle de base à partir de laquelle les quartiers s’organisent et prennent les décisions qui les concernent.

C’est le paradoxe propre au Rojava - mais aussi la menace à laquelle toute situation révolutionnaire a à faire face s’il existe une organisation hégémonique. S’il tente de transférer l’autorité à des pouvoirs locaux, le PYD joue malgré tout un rôle dominant. Et si les responsables des communes ou des commissions sont élus, ils sont souvent cooptés par le PYD. Certaines minorités ou certains villages, peu favorables au PYD, ont parfois été « contraints » d’adopter le confédéralisme démocratique comme mode d’organisation. Ceci renforce alors le risque d’institutionnalisation et de bureaucratisation des formes d’organisation dont se dote le processus révolutionnaire, et donc d’écraser sa diversité.
Le réseau de conseils et de communes constitué par le PYD est traversé par des formes de vies fortes et singulières qui se réapproprient collectivement des questions relatives à leur existence et font ainsi l’expérience de leur puissance d’auto-organisation mais il dessine en même temps la structure d’un pouvoir administratif, d’un embryon d’État toujours enclin à l’autonomisation.

Questions : Peut-il y avoir un processus révolutionnaire sans organisation dominante ? Et si l’influence d’une organisation est constitutive d’une séquence révolutionnaire comment se prémunir de son devenir hégémonique ? Ici se joue un drame propre à beaucoup de révolutions : certaines forces politiques révolutionnaires préexistantes semblent nécessaires non pas à l’existence d’une situation révolutionnaire mais à la réalisation des possibilités que cette situation contient. Mais en même temps ces organisations sont souvent, voire toujours, devenues des forces contre-révolutionnaires endogènes (#partibolchevik). Dans une autre mesure, les récents mouvements de contestation espagnols et grecs ont vu leur potentiel révolutionnaire finalement étouffé par l’accession au pouvoir d’organisations comme Podemos et Syriza.

Par ailleurs le risque d’institutionnalisation des formes politiques révolutionnaires existe indépendamment de la question du rôle hégémonique d’une organisation : conseils et assemblées sont des formes qui émergent aussi spontanément dans un mouvement révolutionnaire et qui concurrencent et remplacent tendanciellement le pouvoir d’État. Si ces formes sont l’expression même de la vie révolutionnaire, elles peuvent tout aussi bien se vider de leur contenu et constituer une nouvelle forme de pouvoir séparé. C’est aussi pourquoi la commune révolutionnaire ne saurait désigner une pure forme d’auto-organisation administrative.

2) Thermidor et la contre-révolution

La discussion suivante portait sur la révolution française et la réaction thermidorienne (1794). Ce saut en arrière permettait alors d’éclairer les risques encourus par un processus révolutionnaire parvenu à un degré de formalisation et d’institutionnalisation bien plus avancé. Thermidor désigne en effet le début de la liquidation officielle du processus révolutionnaire ouvert en 1789 et de l’élimination des Robespierristes. C’est le visage classique de la contre-révolution qui prétend vouloir finir la révolution quand il s’agit en fait de l’achever. Toute révolution est un processus continué au sein duquel se joue une multitude de combats entre les forces révolutionnaires elles-mêmes, mais aussi entre celles-ci et les forces contre-révolutionnaires. Sauf que souvent ces dernières agissent au nom de la révolution et à partir des institutions qu’elle crée (ici la convention). A partir de 1794 est mis en place un régime policier ainsi que des mesures exceptionnelles pour étouffer les velléités de continuer : loi de grandes polices, peine de mort pour les manifestants qui s’opposeraient à la convention ou insulteraient les députés. Interdiction des réunions populaires, contrôle de la presse. Certains comme Babeuf et les siens (la conjuration des égaux) tentent de s’organiser pour réactiver la puissance révolutionnaire populaire mais ils sont écrasés avant même de pourvoir passer à l’action.

Ce que révèle en fait la révolution française, sur quoi nombre de révolutions se sont cassées les dents, c’est que le processus constituant n’est rien d’autre en fait qu’un processus contre-révolutionnaire : le passage d’une hégémonie politique à une autre. Comment un mouvement révolutionnaire peut-il assumer sa puissance destituante sans devenir une puissance constituante ? Comment défaire un pouvoir sans en devenir un à son tour ? Comment empêcher la captation du potentiel révolutionnaire par un parti ou une organisation donnée ? Comment en finir pour de bon avec le fantasme léniniste de la prise du pouvoir ? Apories persistantes d’une certaine pratique révolutionnaire.

3) Nantes : Des luttes paysannes à la ZAD en passant par mai 68 et le mouvement contre la loi travail

La dernière intervention proposait des allers-retours entre les luttes politiques passées en Loire-Atlantique (luttes paysannes pour les communaux et commune de Nantes en 1968) et les luttes actuelles (ZAD et mouvement « loi travail ») afin d’illustrer comment un certain héritage continuait à alimenter le présent pour finalement dessiner un devenir révolutionnaire : celui de la commune. Elle permettait alors de balbutier des éléments de réponse aux questions précédentes.

La « commune de Nantes » désigne une séquence qui se déroule entre le 24 et le 31 mai 1968. Une folle semaine où il n’y a plus de pouvoir institué visible (la préfecture a été en partie brûlée et le préfet est abandonné de tous) et où le « seuil de l’émeute et de la grève générale où il faut tout bloquer » est dépassé : un mouvement commence à s’organiser autour de questions pratiques et matérielles. Des comités de ravitaillement appelés comités de quartiers, souvent menés par des femmes, rencontrent des paysans et des syndicats paysans pour récupérer des denrées alimentaires et les distribuer sans intermédiaire. Ces comités de quartiers se lient aux comités de grève qui organisent les blocages et la lutte. Un comité central de grève est lancé lors d’une réunion exceptionnelle dans la mairie occupée : l’intersyndicale qui regroupe syndicats ouvriers et syndicats paysans, et plus tard des étudiants, se demande comment organiser « le ravitaillement sans casser la grève ». Que redémarrer ? Et pour qui ? C’est alors surtout la distribution de bons d’essence que prendra en charge ce comité.

C’est une composition entre différentes forces qui se déploie là où le pouvoir a été défait ou mis en échec. Ce qui est en jeu dans une séquence comme celle-ci, c’est bien le renversement du pouvoir établi, ou plutôt son dépassement effectif par l’existence même de multiples formes d’auto-organisation. Se dessine alors une commune insurrectionnelle. C’est le devenir révolutionnaire possible d’un « mouvement social » pour peu que les forces engagées soient multiples, nombreuses et déterminées. C’est bien ce qui a été éprouvé lors de cette commune Nantaise. « C’est un des points de départ pour repenser aujourd’hui ce que pourrait être une période de suspension, d’absence du pouvoir ». Quelle serait la puissance d’un mouvement qui conjuguerait la force de blocage des travailleurs en 2010 lors du mouvement contre la réforme des retraites, la détermination joyeuse des étudiants et des lycéens à occuper les facs et à manifester sauvagement lors de la lutte contre le CPE en 2006, la colère émeutière des quartiers populaires en 2005, la détermination des cortèges de tête lors du mouvement contre la loi travail et la capacité matérielle à occuper un territoire de toutes les ZAD du monde ?

À « côté » de ce devenir commune-insurrectionnelle existe une autre perspective, une autre perception révolutionnaire, dont la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est l’incarnation la plus vive : la commune sécessionniste. Il ne s’agit plus tant de s’opposer frontalement au pouvoir pour le défaire comme chose qui nous ferait face que de faire exister des mondes qui se passent très bien de lui ; de faire advenir des manières de vivre où les lignes de pouvoir qui constituent la trame de l’existence ordinaire ont cessé d’être hégémoniques à défaut d’être inexistantes ; où l’économie et son règne de la mesure, la politique classique et celui de la représentation, la police et celui de la coercition ne constituent plus l’ordre dominant. La ZAD constitue au sens propre un territoire perdu de la République dans la mesure où elle a superposé un autre type de territoire à celui que la politique classique gère, administre et aménage en temps normal. Un territoire communiste dans lequel ça n’est plus le titre de propriété mais bien l’usage commun qui commande le rapport aux choses : à la terre comme aux machines, aux cabanes comme aux différentes habitations et installations. Ce n’est plus une institution extérieure et séparée comme l’État qui décide mais le mouvement et la complicité entre toutes ses composantes. Qui cultive quoi et où ? Que fait-on du bois ? Comment résoudre les conflits sans passer par la justice ou la police ? Comment mettre le pouvoir et sa police en échec dans ses tentatives d’expulsion ? Les réponses s’élaborent non seulement entre les habitants de la zone mais aussi avec ceux que la ZAD comptent comme soutiens : les paysans du coin, les comités locaux et la centaine de collectifs de solidarité qui parsèment le territoire national. En ce sens, la commune sécessionniste que constitue la ZAD n’a pas de frontières définies et ne survivrait pas sans tous les points d’appui, les liens, les complicités qui participent de son devenir commune et qui propagent son imaginaire bien au-delà du tracé de l’aéroport et de la Loire-Atlantique.

Perspectives

La distinction entre commune insurrectionnelle et commune sécessionniste est sans doute largement artificielle mais elle permet de saisir les deux faces d’un même devenir révolutionnaire, deux manières distinctes mais liées de défaire le pouvoir. Nous sommes toutes les filles et les fils des luttes qui ont façonné nos manières de faire, de penser et de sentir. Il existe une circulation souterraine entre tous ces événements qui explique que chaque surgissement n’est jamais un pur recommencement mais aussi une réactivation et un prolongement. Les luttes paysannes, par exemple, ont nourri la ZAD tout comme celle-ci a apporté une certaine tonalité à la lutte contre la loi travail sur Nantes. Et ce sont parfois les mêmes qui se sont battus contre César dans le bocage en 2012 et ont affronté les forces de l’ordre dans leurs villes respectives, qui ont occupé nuitamment des places ou des blocages de dépôts et qui ont construit des cabanes sur la zone à défendre.

Il est certes plus difficile de se représenter comment une commune pourrait embrasser une partie d’une ville comme Rouen (ou ailleurs) - ou même un quartier entier. Nous n’en sommes pas là. Mais la constellation de lieux, d’initiatives et de groupes qui sont, à différents degrés, en rupture avec l’ordre dominant forme déjà une autre carte, un autre territoire, bien qu’encore trop clairsemé. Les moments d’exception comme le printemps dernier sont des moments d’accélération où émergent de nouvelles complicités et où se renforcent les mondes sur lesquels le pouvoir n’a pas prise.

Des fermes collectives livrent des légumes aux cantines de lutte, des locaux de syndicats abritent un atelier de réparation de voitures et des machines d’impression, enseignants et étudiants expérimentent d’autres formes de transmission du savoir, des quartiers découvrent la vie sans police, des paysans hébergent des migrants, des grévistes ravitaillent des marchés rouges avec les marchandises réquisitionnées dans leurs entreprises, les lycéens bloquent et occupent à la moindre occasion que le gouvernement leur offre. Autant de pistes pour imaginer et construire un devenir commune à Rouen.

Le présent n’est pas sans issue. Il existe des fêlures qui peuvent tout aussi bien devenir des brèches. Tout commande de s’y engouffrer.

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