Dans la vallée des larmes – souvenirs d’été dans la Roya

Rouennaise d’origine, Sophie s’est installée dans vallée de la Roya il y a une dizaine d’années.
Autour d’un café et au son des cigales, elle évoque devant nous sa région d’adoption et le drame quotidien qui s’y déroule, bien caché dans la garrigue.

Quelque part sur la D2204 - Fin juillet 2018
De puissants projecteurs déchirent la nuit noire et silencieuse. Les deux gendarmes mobiles en faction s’avancent vers notre voiture. Il est environ 1 heure du matin mais le carrefour est surveillé jour et nuit depuis des années. À tous les checkpoints, la procédure est la même : contrôle des papiers et du coffre. Si un des passagers a la peau trop foncée à leur goût, on lui contrôle ses papiers aussi. Après quelques secondes de flottement, l’un des fonctionnaires nous fait finalement signe. C’est bon, nous pouvons passer. La voiture s’ébranle et dépasse l’imposant fourgon bleu marine. Nous entrons dans la vallée de la Roya.

Subir ce quadrillage sécuritaire, c’est le lot de tous les habitants de la région depuis maintenant plusieurs années. A pieds, en voiture ou en hélicoptère, gendarmes et soldats passent au peigne fin le maquis à la recherche de réfugiés. Après avoir parcouru plusieurs milliers de kilomètres, traversé les mers et zones de guerre, c’est à cet ultime barrière que se retrouvent finalement confrontés les migrants dans leur quête d’une vie digne. Devant ce mur qui ne dit pas son nom, chacun d’entre eux essaie tant bien que mal de survivre.

C’est donc à la merci tant des réseaux de passeurs et de leurs fausses promesses que des groupes fascistes et de leurs agressions qu’ils attendent leur heure dans les rues de Vintimille, du côté italien de la frontière.

Entre août 2016 et août 2018, ce ne sont pas moins de 20 personnes qui ont payé de leur vie leur tentative.

Beaucoup tentent le passage sans aide, mais cette audace peut se payer au prix fort. En hiver, le froid mordant des montagnes et en été les orages soudain peuvent facilement tuer qui n’y est pas préparé. Alors on prend les routes, on se cache dans les trains avec tous les risques que cela comporte. Entre août 2016 et août 2018, ce ne sont pas moins de 20 personnes qui ont payé de leur vie leur tentative. (voir PDF ci-dessous)

Côté français, même les meilleures œillères du monde n’arriveraient pas à masquer la réalité des événements. Cette confrontation directe et brutale à la réalité de notre monde met les habitants de la vallée de la Roya devant un choix inévitable : rester passif ou s’organiser, prendre acte et construire collectivement. Dans une région historiquement peu contestataire, les conséquences d’une telle situation posent une myriade d’interrogations.

Interview

Il fait chaud en ce début d’après-midi, lourd même ; un orage devrait bientôt se déclencher. Autour de nous la vie moderne semble s’être retirée. Ici, pas d’électricité, pas d’eau courante. La cabane en bois se fond dans la forêt, un potager se distingue. Celui-ci confère au lieu une quasi autosuffisance alimentaire.

Nous sommes dans la vallée de la Roya qui, dans sa partie française, longe sur 30 kilomètres la frontière de la Ligurie italienne. Rouennaise d’origine, Sophie s’est installée dans la région il y a une dizaine d’années. Témoin privilégié de la vie dans la vallée, elle est un témoin privilégié des réalités locales.

Autour d’un café et au son des cigales, elle évoque sa région d’adoption et le drame quotidien qui s’y déroule, bien caché dans la garrigue.

Pour des raisons évidentes de sécurité, « Sophie » est un nom d’emprunt.

Est-ce que tu peux un peu parler de l’histoire de la vallée ?

Ici c’est une région qui avait été désertée par la population. Dans les années 70, les gens d’un peu partout sont venus se réinstaller par ici. Surtout dans le domaine de l’exploitation agricole, dans le domaine lié à la terre. C’était des gens de tous les milieux.

Des gens plutôt politisés ?

Oui, des gens quand même politisés. Qui ont été dans tous les mouvements. Ils ont fait le Larzac, et plein d’autres choses.

Pour ce qui est de la situation actuelle des réfugiés, comment la situation en est-elle arrivée là ?

Quelques années en arrière, quand il y a eu l’éclatement des pays de l’est. Il y a eu aussi toute une période de passage. Ici dans la région, il y a eu un gamin qui s’est fait tuer par un flic. Il s’était caché dans le coffre de la voiture. C’était un Yougoslave. A l’époque, il n’y avait pas autant de gens qui avaient instauré des maraudes et qui s’organisaient. Les gens étaient un peu livrés à eux-mêmes. Sur les chemins, ils se nourrissaient un peu tout seul. Maintenant, c’est un petit peu plus organisé je trouve.

Tu penses que cette période a un peu préparé les esprits à ce qui se passe actuellement ?

Non

Comment la répression policière s’est-elle organisée ? Quelle est la situation actuelle ?

La principale chose qui est différente de quand il y a eu les problèmes avec les Yougoslaves, c’est qu’ils ont installés des PPA partout. Il y en a pas mal dans le coin.

PPA ça veut dire quoi ?

Euh, comment on dit… PPA, Poste Provisoire Avancé. [1]

Quand est-ce qu’ils les ont installés ?

Quand il y a eu la fameuse rencontre avec les chefs d’État [la COP21], en 2015. Ben, c’est à ce moment-là qu’ils les ont mis.

Comment les habitants de la vallée vivent la situation actuelle ? Comment s’organisent-ils ?

Il y a eu la création de l’association Roya Citoyenne mais c’est des sacs à merde. Il y a eu Passeurs d’Humanité, le festival qui a eu lieu il y a 10 jours [12/15 Juillet 2018 NDLR]. Il y a 10 jours, c’était beaucoup des parisiens. Il y a eu Bové et toute la clique qu’est venue. On n’est pas trop d’accord mais bon, c’est comme ça. « Faut résister », « faut rentrer dans la désobéissance » nous a dit José Bové. Comme si on n’y était pas depuis des mois. Ah putain, lui on peut pas vraiment le voir. C’est con, c’est peut-être un mec bien mais moi...

Et du côté italien, comment ça se passe ?

De l’autre côté c’est beaucoup Caritas qui est présent, c’est les chrétiens, des catholiques. Mais il y a aussi la Ligue du Nord. Ils avaient organisé une manifestation il n’y a pas longtemps en bas à Vintimille. Ça a été foireux, il devait y avoir 10 mecs.

Il y a même eu des fermetures d’eau à Vintimille pour pas que les réfugiés boivent alors on distribuait aussi de l’eau.

Ça a vraiment été un fiasco total pour eux.

Nous, on faisait des maraudes. On préparait un repas et on allait le servir. Moi c’était le samedi ma maraude avec 3-4 copains. Après, il y avait le mardi où c’était une autre bande qui s’organisait à Saorge et il y en a aussi une autre de Tende avec d’autres gens. Maintenant il y a une association qui est descendue du nord et qui s’occupe des repas depuis un an. Ça a fait un an au mois de mai, du coup, on est plus sujets à le faire.

À l’époque, on a eu des interdictions d’aller en Italie. On s’est fait contrôler je sais pas combien de fois, on n’avait pas le droit de venir servir des repas mais on a toujours tenu tête. Ils nous viraient mais on est toujours revenus. Il y a même eu des fermetures d’eau [des fontaines] à Vintimille pour pas que les réfugiés boivent alors on distribuait aussi de l’eau.

Comment ça s’est passé la mise en place de l’organisation pour aider les réfugiés à passer ?

Avant c’était plus facile. On allait à Vintimille, on en prenait dans nos bagnoles et on les emmenait pour les papiers. On allait les chercher, on allait faire une maraude et on revenait avec 3 ou 4 mecs dans la bagnole. Mais en Italie, il y a un vrai problème avec les passeurs. Quand on allait faire les maraudes, tu les voyais, les mecs avec des gros 4x4, c’était des passeurs. Ils proposaient aux mecs de les laisser à Saorge [2]. On n’est pas assez dans l’action dure parce que sinon j’aurais bien aimé moi leur foutre sur la gueule. Mais bon, on était que deux copines à vouloir faire ça, sinon les autres : « Non, calme, calme, faut les laisser, faut attendre, faut faire ça dans la légalité… » On voit qu’est-ce que ça donne quelques années après....

En fait, c’est seulement la frontière italienne qui est ouverte. Il n’y a que la France qui les refuse. Dans la vallée on en a retrouvé plein, plein, plein. Ils se baladaient partout. Quand ils sortaient d’Italie, ils pensaient qu’ils allaient en France mais s’ils remontaient plus loin, ils se retrouvaient encore en Italie[2]. Alors quelque part, c’est con mais c’est les gens qui ont demandé le PPA en bas [PPA de Breil-sur-Roya] parce qu’ils disaient que c’était scandaleux de laisser les gens rentrer dans la vallée en leur donnant des faux espoirs.

Avant 2015, il n’y avait que le PPA de Sospel et avant de mettre le PPA, ils avaient mis une caméra pour voir qui passait mais elle a vite été enlevée.

Elle a été déglinguée ?

Ils l’ont enlevée, elle a été volée.

Tu nous avais parlé d’une affaire avec un pique-nique solidaire, peux-tu revenir dessus ?

Ah oui, le pique-nique sans frontière. On l’a fait en février 2017. On a organisé un pique-nique un dimanche, midi.

Dès qu’on arrivait sur le site, on était tous filmés, tous photographiés.

Les flics avaient une équipe équipée d’une caméra. Dès qu’on arrivait sur le site, on était tous filmés, tous photographiés. Du coup ils savaient qui il y avait.

Pendant le pique-nique ils en ont profité pour prendre toutes les plaques des bagnoles. Comme ça ils contrôlent toutes ces voitures dès qu’on passe au PPA si on est sur leur liste. Moi quand j’ai ma voiture, ils me demandent à qui est la voiture [3]. Moi je réponds pas, je suis muette pour eux. Ils me prennent pour une anglaise (rires). Je sors de la voiture, donne les papiers mais il n’y a pas un mot qui sort de ma bouche. « Vous parlez pas m’dame ? ». Des fois, ils savent même pas si ils sont en Italie ou en France…

Est-ce que vous avez l’impression d’être isolés un peu dans le combat ?

Ah bah oui quand même. On est toujours dans la même situation tu vois. Tu fais que ça de servir des repas. C’est toujours dans le même… tu vois… ça n’a pas bougé. Il y avait eu une demande d’un endroit pour les recevoir mais qu’avait été complètement négatif. Au niveau de la politique d’ici, on a un Ciotti, on a un Estrosi, on a des sacrés personnages ici…

Des champions.

Ouais… Des champions de la connerie.

Si par exemple moi je ne connaissais personne et en même temps j’arrive dans la Roya aider des gens, comment ça se passe ?

Tu vas au village de Saorge. C’est à Saorge qu’il y a un peu le fief. Puis c’est là qu’il y a la banque alimentaire on va dire. Si par exemple on a des réfugiés qui passent ici, pour les nourrir, on va à Saorge chercher des marchandises, des sacs de nourriture.

Que des gens viennent avec d’autres méthodes un peu plus déterminées et du coup, c’est un truc qui serait bien ?

Eh ben ouais, ce serait désirable, complètement. Ils ont tout, les flics, tout.

Carte de la vallée de la Roya et des environs

Notes

[1Les PPA sont des checkpoints gardés 24h/24 par des gendarmes mobiles. Toutes les voitures venant d’Italie y sont contrôlées. L’intro de l’article décrit un passage par un de ces points.

[2Saorge est dans la Vallée de la Roya et donc avant les PPA (du moins, jusqu’à ce que celui en aval de Breil-sur Roya soit installé). Un migrant arrivé là-bas est donc piégé dans la vallée qui remonte vers l’Italie.

[3Les contrôles sont effectués par des gendarmes mobiles qui tournent toutes les deux semaines afin d’éviter les contacts avec les habitant.e.s

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