La catastrophe et nous : de Lubrizol au Corona en passant par Fukushima

« Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe. »
Walter Benjamin, Charles Baudelaire

Il y a six mois jour pour jour, nous étions déjà confinés, après l’explosion de l’usine Lubrizol le 26 septembre 2019 sur le site classé seveso de Grand Couronne près de Rouen. Pas aussi bien confinés, me direz-vous (C’est sûrement qu’une épaisse fumée noire de produit chimique et d’amiante sur une agglomération de 500000 habitants est moins dangereuse que le covid-19). Mais c’est à ce moment qu’on à pu faire nos stocks de masques. Lubrizol nous aurait-il sauvé finalement ? Ceux qui nous gouvernent seraient capables de présenter les choses ainsi, tant la gestion de l’accident a ressemblé à ce cynisme : décision de faire sonner les sirènes d’alerte prévues à cet effet uniquement plusieurs heures après l’explosion et seulement dans certains quartiers pour ne pas affoler la population, déplacements autorisés pour le travail, maintien de certaines écoles ouvertes le jour même puis dès le lundi suivant reprise de toutes les activités et ce malgré des malaises du corps enseignant et des enfants... Bref, de la gestion et de la mauvaise.
Ce qu’on peut rappeler, c’est que 6 mois après – et d’ailleurs même si nous prenions en compte une durée plus longue – les effets de la catastrophe sont et seront difficiles à appréhender : non seulement parce que toutes les conséquences ne sont pas délimitables, mais surtout parce qu’elles ne sont pas encore finies. S’ajoute à cela l’absence de volonté du côté de l’Etat d’établir un veritable diagnostic, qui ne peut pas juste se compter en nombre d’hospitalisations au moment T : pollution de grande envergure, des terres agricoles, des forêts et des eaux, et bien sûr, des conséquences moins perceptibles, notamment les conséquences psychosociales. Il n’y a qu’à se pencher vers la catastrophe d’AZF à Toulouse : « On sait pourtant que suite à l’explosion d’AZF, outre la multiplication des maladies physiologiques, il y a eu sur Toulouse une croissance soudaine des dépressions, de la consommation de psychotropes. »

Depuis l’hôpital militaire installé en toute hâte à Mulhouse, Macron « chef de guerre » appelle ce 25 mars 2020 à l’unité nationale, à son effort, son ordre et ses sacrifiés : « les premières lignes », tout en nous glissant l’opération « résilience ». Par ce mot, il officialise qu’il y a un choc, et affirme notre aptitude à y resister, et ce par le biais d’un peu plus de militaires pour épauler la police, avec davantage de pouvoir.

Tout cela n’est pas sans rappeler une toute autre catastrophe : l’explosion de la centrale de Tchernobyl le 26 avril 1986, et la gestion de cette catastrophe. Le gouvernement Soviétique a alors lui aussi fait appel à un patriotisme à outrance, au sacrifice de ces liquidateurs, qui ont été réquisitionnés pour décontaminer ce qui pouvait l’être et poser le gigantesque sarcophage sur le site de la centrale éventrée.
L’Etat soviétique faisait alors la démonstration de sa puissance, de sa rapidité de réaction, pour un prix humain très lourd, et politique évidemment (l’événement a participé à la chute de l’Union Soviétique). Macron fait appel lui aussi à ses martyrs nationaux, dans un style d’une époque qu’on pouvait croire révolue.

Médaille remise aux liquidateurs. Le centre de la médaille représente une goutte de sang traversée par les rayons alpha, gama et bêta.

Rien de nouveau, un peu plus proche de nous, la gestion de la catastrophe de Fukushima nous démontre que cela reste une ficelle très souvent utilisée par les gouvernements en tant de crise. Un extrait du très bon livre Fukushima et ses invisibles, cahier d’enquêtes politiques sur la catastrophe publié en 2018, nous le rappelle :
« Le message est clair : être patriote, solidaire, responsable et rationnel après une catastrophe nucléaire signifie non seulement accepter la gestion gouvernementale adoptée, mais plus encore partager le fardeau de la contamination en allant jusqu’à dénoncer ceux qui mettraient en doute une telle ferveur nationale. Au Japon, une étonnante opération gouvernementale, relayée dans les discours de certains scientifiques, affirme désormais que la plus grande part des décès causés par le désastre nucléaire est due au stress qu’il a provoqué, et non à la contamination radioactive. La peur ressentie après l’explosion s’en trouve ainsi discréditée, et les personnes qui la ressentent soupçonnées d’être irrationnelles, affectées mentalement, voire égoïstes. Ce discours joue sur l’ambiguïté de la notion biologique de stress, comme réponse d’un organisme aux « pressions de son environnement », aux transformations de son monde. La propagande gouvernementale vise à opérer un transfert de cette notion de « réaction à des atteintes réelles » vers l’idée d’« angoisses plus ou moins fondées », jusqu’à celle de « peurs foncièrement irrationnelles » (phobies). On glisse donc subrepticement de « l’accident de Fukushima modifie le monde vécu des habitants au point d’en tuer plusieurs milliers » à « les milliers de victimes de l’accident de Fukushima sont mortes de peur ».
Ainsi, le gouvernement japonais entend clairement déposséder les habitants du Japon du sentiment que quelque chose ne tourne pas rond, et effacer jusqu’au souvenir de l’événement. Sans momentum, sans grand retournement, le temps du désastre est distendu, rendu aussi ordinaire qu’éternel. »
 [1]

Six mois après Lubrizol, neuf ans après Fukushima, et toutes proportions gardées, on a terriblement l’impression que les choses ont repris comme avant. Lubizol s’est permis le luxe de réouvrir trois mois après l’accident, tant la pression sur les autorités était faible et une nouvelle explosion d’une usine dans la même zone seveso a eu lieu. Plus personne ne parle de Lubrizol et les Jeux Olympiques devaient se dérouler au Japon, faisant partir la flamme pour son petit tour de Fukushima... Finalement, pas de J-O cette année faute...au Covid19. Toutes les centrales nucléaires ont redémarré au Japon (sauf Fukushima).
Dans ce monde-là, on imagine facilement comment la « start up nation » se comporterait après « la crise » car il n’y a jamais autant d’opportunité, finalement, qu’en temps de guerre. Il suffit d’observer comment LREM profite de la situation pour faire passer un ensemble de lois, à toute vitesse, au nom de l’état d’urgence sanitaire. On finit par avoir une impression déconcertante : quand tout est réuni pour changer la direction du présent, quand tout vacille, quand les artifices des gouvernements sont mis à nu de telle façon qu’ils ne peuvent preque plus les dissimuler (même à coups de culpabilisation de la population), quand tout le monde semble s’accorder à dire que la vraie catastrophe n’est pas le virus, mais les dysfonctionements qu’il dévoile à tous les niveaux de ceux qui prétendent à notre gestion, dans ces rares moments donc, on se sent fortement dépossedés de l’instant, tant l’envergure de la situation semble nous dépasser, tant ce à quoi nous faisons face est invisible : pollution, radiation ou virus.On peut lier ces catastrophes et y ajouter toutes celles, plus diffuses, qui ont lieu quotidiennement, sans caractère spectaculaire. Elles arrivent dans une même temporalité, nous tirent vers un avenir maintenant officiel : de particules fines, de radiations, de contaminations, définies par notre modernité. La manoeuvre pour s’en sortir est difficile et nécessite sûrement de donner davantage de nous-mêmes, mais elle existe : «  La catastrophe historique la plus profonde et la plus vraie, celle qui en dernier recours détermine l’importance de toutes les autres, réside dans le persistant aveuglement de l’immense majorité, dans la démission de toute volonté d’agir sur les causes de tant de souffrances, dans l’incapacité à seulement les considérer lucidement. Cette apathie va, au cours des prochaines années, être de plus en plus violemment ébranlée par l’effondrement de toute survie garantie. Et ceux qui la représentent et l’entretiennent, en berçant un précaire statu quo d’illusions tranquillisantes, seront balayés. L’urgence s’imposera à tous, et la domination devra parler au moins aussi haut et fort que les faits eux-mêmes. Elle adoptera d’autant plus aisément le ton terroriste qui lui convient si bien qu’elle sera justifiée par des réalités effectivement terrorisantes. Un homme atteint de la gangrène n’est guère disposé à disputer les causes du mal, ni à s’opposer à l’autoritarisme de l’amputation. On retrouve ici l’indépassable modèle du chantage nucléariste : on impose d’abord un processus incontrôlable, et ensuite, avec cette menace proliférante, la nécessité de son confinement par les spécialistes au pouvoir. [...] Le bateau coule : est-ce plus favorable au capitaine qu’aux mutins  » [2]

Notes

[1Fukushima et ses invisibles, Cahiers d’enquêtes politiques, Sabu Kohso, Hapax, Yoko Hayasuke, Shiro Yabu, Mari Matsumoto, Motonao Gensai Mori, publié en 2018 aux éditions des monde à faire, p. 23-24.

[2Encyclopédie des Nuisances, n°13, juillet 1988.

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