Rock, violence et politique

Rock et violence. Tel était l’intitulé du colloque qui s’est tenu à l’université de Rouen du 1er au 3 juin dernier (https://f.hypotheses.org/wp-content...). Une dizaine de chercheurs, musicologues, « spécialistes » et passionnés se retrouvaient pour traiter d’un courant musical inséparable de sa « violence » pour la séquence historique choisie (1955-1990). Cette période marquée par les dites « trente glorieuse » a vu paradoxalement naître les sous-cultures, exploser les contre-conduites et se déployer d’intenses épisodes de contestation dont mai 68. Les médias condamnent et les hautes sphères se questionnent : qui est cette jeunesse, quelles sont ses motivations, comment la faire rentrer dans l’ordre ? Si c’est par le prisme du rock et de sa violence que les intervenants ont traité de ces années-là, c’est la notion de politique qui s’est finalement révélée fil conducteur des différentes conférences. Les problématiques majeures furent alors : à quel point la violence relevait du caractère spectaculaire du rock ou d’une revendication politique ? Comment les médias ont construit l’association rock et violence, et par là même, criminaliser une certaine jeunesse ? Et en quoi le phénomène « rock » et la naissance d’une sous-culture portait intrinsèquement une dynamique contestataire et donc fondamentalement politique ?

Rock et blousons noirs

Le phénomène des blousons noirs a accompagné l’arrivée du rock en Europe. Une dénomination qui est arrivée pour la première fois dans la presse avec l’affaire du square Saint-Lambert dans le 15e arrondissement à Paris, qui vit en 1959 deux bandes rivales s’affronter à coups de chaînes de vélo, de poings américains et d’os de mouton. Les blousons noirs sont ces bandes qui ne sortent jamais sans travailler leur style : les cheveux sont gominés, les jeans délavés et les chaussures à l’italienne cirées. Les tatouages représentent souvent un serpent enroulé autour d’un poignard ou les trois points du « mort aux vaches ». Le tout agrémenté du fameux perfecto en cuir ou simili-cuir rentré dorénavant ancré dans la légende. Elles ont pour habitude de voler les disques de Presley ou de Taylor, de les écouter dans les chambres et de se retrouver au bar pour le flipper et l’alcool. Elles tiennent leur territoire et s’affrontent aux groupes rivaux des autres quartiers ou des autres villes. A Rouen, la bande dite de la Croix-de-Pierre était l’une des plus fameuses. En 1959 par exemple elle rentre sans payer dans un concert à Roncherolle. La police les en empêche. Des heurts ont lieu et on dénombre deux arrestations et quelques blessés. Les médias s’en ressaisissent et accusent les blousons noirs. De la fin des années 50 au début des années 60 le phénomène défraya la chronique et est rapidement devenu synonyme de « bande de voyous » et de « classe dangereuse ». Les journalistes et les hautes sphères paniquent face à la décadence des mœurs construite autour des blousons noirs.

Le phénomène émerge dans une société qui se remet à peine de la seconde guerre mondiale. La collaboration des pères, la guerre d’Algérie, le service militaire, l’effritement des cadres traditionnels et le délitement de la famille sont autant d’éléments qui favorisent l’émergence des bandes et de leur violence, parfois appelée « délinquance juvénile ». Un intervenant rappelait que les conditions mêmes des infrastructures du « loisir » ou de la « culture » telles que les salles de concert étaient parfois à l’origine des heurts : gymnases peu appropriés, pas de toilettes, mauvaise acoustique, et les derniers rangs qui n’entendent pas le concert. Ces dysfonctionnements servent alors de prétexte à cette génération pour cracher leur colère sur cette modernité dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Ce sont les enfants de la guerre et celle-ci est encore très présente dans les représentations. Les blousons noirs sont d’ailleurs depuis le fascisme ce qui menace les hautes valeurs sociales. Les médias mettent régulièrement en parallèle la violence du rock et celle du Reich. Les bandes composant cette contre-culture sont pour la plupart issues de la classe ouvrière, et ainsi, on a à la fois un conflit générationnel et un conflit d’appartenance sociale contre la norme bourgeoise dite « snob ».

A travers l’Europe, le film Graine de violence contribue à la diffusion de l’esprit rock et de nombreuses projections sont suivies d’émeutes et de saccages. Oslo en octobre 1966 par exemple. Le phénomène est traité médiatiquement comme une pathologie sociale : on attend de cette jeunesse une intégration qui ne vient pas, elle n’adopte pas la norme dominante et se livre violemment à une musique qui nous vient non seulement des USA mais qui est aussi influencée voir issue de la « black music ». En France, le concert de Vince Taylor au palais des sports en novembre 1961 sera l’une des dates-clés de la période blousons noirs. La soirée vire à l’émeute générale et la salle est saccagée. Vince Taylor arborant la panoplie type du bad boy sera traité de blousons noir et verra sa carrière ruinée et toute une jeunesse criminalisée. Maurice Papon ira même jusqu’à menacer d’interdire les concerts de rock en France.

En Italie, c’est dans le contexte des « années de plomb » également appelé le « mai rampant » que la violence liée au rock a connu un pic. Alors que le mouvement de contestation ouvrier et étudiant s’est concentré sur l’année 68 en France, il s’est étendu sur plus de dix ans en Italie jusqu’à l’insurrection de Bologne et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges en 78. Une décennie marquée par les manifestations, l’autonomie diffuse et la lutte armée. L’auto-réduction, cette pratique qui consiste à auto-réduire ou ne pas payer le prix d’une marchandise, était très répandue. Selon les protagonistes du mouvement contestataire il n’y avait aucune raison que les pauvres n’aient pas accès à tel bien ou service car c’est la société capitaliste elle-même qui produit ces inégalités. Alors on prenait gratuitement ou on auto-réduisait le prix des loyers, des denrées, des places de cinéma et des concerts. Cette pratique politique était très répandue, au-delà du milieu militant et « autonome ».

Dans les années 70, des familles de quartiers entiers ne payent ni loyer ni facture pendant que la jeunesse se lance à l’assaut de la culture. En 71, Led Zepplin tient un concert. Des centaines de personnes forcent l’entrée et s’ensuivent de longs affrontements et de nombreuses arrestations. Lou Reed le 14 février 1975, même scénario, et son manager se retrouve pris en otage quelques heures. Santana le 16 septembre 1977 : tirs et coktails molotov. On rentre gratuitement mais aussi on critique le « business rock » et la société spectaculaire. Il y a un discours théorique autour de la réappropriation de la musique, qui devrait être gratuite et accessible à tous. Francesco De Gregori (avril 76), chanteur italien connu, voit son concert transformé en tribunal populaire dans lequel il se retrouve dans le rôle du principal accusé : on lui reproche l’usage des thématiques de gauche pour son enrichissement personnel et le mouvement lui réclame un dédommagement. Il quittera la scène pendant plusieurs années. De 77 à 80, plus aucune rock-star internationale ne passera par l’Italie. Le retour sur scène du rock se fera par une sorte de fusion entre des groupes de chansons italiennes et des groupes de rock, où l’on utilise à la fois l’image inoffensive de la chanson et le dynamisme du public rock comme solution marketing. Il y a alors une sorte d’assimilation du rock par le spectacle.

Punk et “conscience politique”

En pleine période de guerre froide et de séparation Est-Ouest, le punk arrive en Allemagne. En 1977 pour les deux côtés. Le punk est violent, du moins symboliquement. La musique est rapide, dynamique et simple. A travers les paroles et les comportements des bandes, on refuse l’État et les normes sociales. On provoque, par un usage excessif des tabous. Beaucoup de fanzines arborent la croix-gammée pendant que d’autres soutiennent la RAF (Mittagspause et SYPH). Il y a eu d’étroites rencontres dans les squats entre des groupes de punk et des militants de la RAF, bien que cela soit anecdotique.

Les groupes voient la ville comme un front, un espace conflictuel contre l’ordre établi. A l’Est, le régime communiste est vécue comme une dictature avec une surveillance très rapproché du privé et une criminalisation de tout comportement déviant dont les punks font les frais. Ces derniers étant perçus comme dangereux pour l’ordre social. Alors qu’il existe peu ou pas d’enregistrements audios des groupes de cette époque, on retrouve une partie des paroles dans les archives de la Stasi (police politique de l’Est). On retrouve aussi des traces de filatures des membres de groupes. Les punks de l’Est dénoncent ces pratiques, et leur violence s’accroît à mesure que la répression s’intensifie. Certaines places leur sont interdites ainsi que des concerts et de nombreux squats sont évacués. A l’Ouest, les punks préfèrent des thématiques plus générales de dénonciation de la violence comme celle de la guerre du Vietnam.

L’un des intervenants a étudié la scène punk irlandaise dans le contexte particulier des « Troubles » en Irlande du Nord. Période durant laquelle un conflit politico-confessionnel opposait les loyalistes protestants (fidèle à la couronne britannique et d’accord avec l’actuelle partition du territoire de Grande Bretagne) aux républicains catholiques pour l’indépendance de l’Irlande du Nord. De nombreuses attaques armées ont été portées par les deux camps plongeant la Grande Bretagne dans un climat de quasi-guerre civile. A Belfast et Derry, les quartiers étaient très ghettoïsés avec une forte homogénéité confessionnelle. Des murs séparent encore certains quartiers. Les centre-villes et les concerts de punk se sont révélées êtres des lieux de mixité. RUDI, the Understones et the Outcasts sont les premiers groupes de la scène en Irlande du Nord.

Les concerts sont exceptionnellement interrompus par des groupes paramilitaires (autant par l’IRA que les UDA) qui imposent des minutes de silence pour des militants tués, ainsi que des quêtes pour la lutte armée. Les punks sont aussi attaqués par les « spides », de jeunes hommes proches des valeurs traditionnelles en opposition avec l’image trans-genre ou homosexuelle propre au milieu punk d’Irlande du Nord. Mais la violence de la scène punk n’est finalement qu’une simple poussière médiatique et intéresse peu la police au beau milieu du conflit. Les bagarres entre bandes et groupes sont vécues par leurs acteurs comme des « bastons de dessins animés », comme une sorte de jeu. Au début des années 80, le mouvement skinhead apparaît d’abord du côté protestant, influencé par le British National Front. Les skinheads protestants étaient rasés, mais gardaient deux lignes sur le côté de la tête, les catholiques un seul. Le mouvement skinhead a politisé et polarisé le milieu musical avec les nombreuses bastons qui ont eu lieu entre skinheads protestants et skinheads catholiques.

La Normandie fut une terre pionnière du punk. Dès 76 la scène française ne se limite pas à celle de Paris. En Normandie, elle émerge dans un contexte marqué par la guerre, encore relativement proche temporellement. En 74 a lieu un fort mouvement lycéen et nous sommes encore dans la période post-68 teintée de libertarisme et de situationnisme. La région connaît la désindustrialisation et un fort taux de chômage. Le Havre est qualifiée de « ville dure et violente » et le chanteur des City Kids se rappelle encore que les jeunes avaient « envie de cracher à la gueule de ce monde ». Le punk arrive de la proche Grande-Bretagne et agrémente les rayons des disquaires. On capte la BBC et il est possible d’écouter l’émission de John Peel. Les premiers concerts font leur apparition et les Clash feront leur premier concert en France, non pas à Paris mais à Rouen devant 250 personnes. Les Stranglers et Dr Feelgood passent au Havre.

Les Dogs et Little Bob Story sont localement les groupes moteurs mais sont loin d’être les seuls : au Havre on a les Teenage Riot, Sexual Theme, Grossesse nerveuse. A Rouen les Olivensteins, Action Joe (de Pont-Audemer), les Acides Vicieux. A Caen les Bye Bye Turbin, RAS, Emeute et de nombreux groupes. Les membres sont pour la plupart fils d’ouvriers ou d’agriculteurs, quelques-uns sont issus de la classe moyenne et petite-bourgeoise. On s’invente une nouvelle vie autour du punk, on se donne des nouveaux prénoms, on violente son corps à base de tatouages, piercings, drogue et alcool. La musique est le moyen de cracher sa rage et de contester la réalité sociale : « Leur ambition est de secouer les consciences en provoquant le public par des attitudes rebelles, des textes révélateurs de la réalité sans fixatif couleur et dotés d’un son garage » lit-on dans Crise, fanzine local. « Rock figuratif, speed et hargneux où s’exprime via l’urgence des concerts un engagement style meilleures feuilles de l’ultra gauche communiste libertaire de la fin des seventies, rehaussé d’une bonne rasade de no future ». Des groupes sont proches des luttes sociales et soutiennent les mouvements lycéens et syndicaux. Le chanteur des Bye Bye Turbin (le nom du groupe vient d’un livre éponyme du situationniste Yves Le Manach) est encore actuellement syndicaliste sur Caen.

Conclusion

Comme l’un des intervenants à tenter de le faire, on ne peut évidemment pas calquer la lecture du politologue sur le phénomène « rock et violence ». Il ne relève pas de l’action publique ni de la politique au sens institutionnel du terme. Or il y a bien eu du politique dans la naissance des phénomènes blousons noirs et punk, formant de réels contre-cultures. La musique n’était pas déliée d’un processus de socialisation et de politisation au sein des différentes bandes. On ne peut pas réduire la qualification de politique à un phénomène qui a été formulé consciemment et rationnellement par ses acteurs. Il y a bel et bien des gestes dont les effets, dont les raisons intrinsèques et motrices, sont politiques bien que celles-ci ne soient pas apparues clairement comme telles pour une partie de la jeunesse rebelle.

Pour le rock et les blousons noirs, les enfants de la guerre refusent la société que leurs pères ont bâti sur la collaboration et la guerre d’Algérie. N’importe quel prétexte est bon pour tout retourner, surtout lors de concerts. Dans le punk, on a quelque chose de plus « conscient » politiquement : les paroles, les fanzines et l’implication dans les luttes sociales de certains groupes en témoignent. Refus de l’État autant que des institutions, des normes et des valeurs. Dans les deux cas, la bande prise dans un mouvement contre-culturel apparaît comme la base élémentaire d’une certaine forme de résistance et donc comme un espace d’élaboration politique. Dans ce sens, la violence que ces bandes ont généré n’appelle pas au jugement mais doit être comprise dans les conflits sociaux et les luttes. On a assisté dans ces années-là à la rencontre entre un contexte particulier (politique, social, culturel) et une sous-culture faites de bandes, de musique, de codes vestimentaire donnant naissance à une vive contestation de l’ordre établi. Par différents vecteurs, la déviance liée à ces courants musicaux a été globalement codifiée, assimilée et donc pacifiée par le spectacle. Depuis et encore aujourd’hui, la musique électronique au sein du mouvement des free party ainsi que le rap ont selon nous pris le relais de cette association entre musique, violence et politique.

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