Burinez qu’on enfouisse tout !

Cigéo trouve, c’est qu’on l’aura pas bien caché

Une centrale nucléaire, pour produire de l’électricité, ça avale du « combustible », notamment de l’uranium et du plutonium, mais ça ne le fait pas disparaître. A la sortie, on se retrouve donc avec du « combustible usé », autrement dit tout un tas de matières radioactives qu’on a doucement appelé des déchets nucléaires. Poubelle jaune. En plus de ce combustible usé, il y a aussi tous les matériaux qui touchent de près ou de loin le processus de production électronucléaire, des combinaisons des jumpers1 jusqu’aux conduites d’eau en passant par les wagons qui transportent les combustibles usés, qui ont été contaminés par la radioactivité. Depuis le début de l’ère nucléaire en France dans les années 1950, on a réservé toutes sortes de traitements à ces déchets, comme les balancer à la mer, les stocker dans des « piscines » pour les refroidir, les « vitrifier » pour limiter la propagation de leur radioactivité. La nouvelle idée pour faire disparaître ces gros cacas qui ternissent l’image de l’industrie nucléaire, c’est de les enterrer à 500 mètres de profondeur, au fin fond de la Meuse, pour des centaines de milliers ou des millions d’années, c’est-à-dire en attendant qu’ils perdent leur radioactivité.

Pour faire ça, l’État a créé dans les années 90, le projet Cigéo2, piloté par l’Andra3, une entreprise publique financée par les producteurs de déchets : Edf et Areva (donc l’Etat). Ce projet a pour but d’entreposer à terme 80 000 m3 de matières radioactives, dont une moitié est déjà là et l’autre est à venir.

Autre concept croustillant : les ingénieurs réfléchissent aussi à des moyens d’alerter les populations futures de ce qui se trouve sous leurs pieds. Ils sont donc en train de chercher un langage codé qui serait compréhensible par n’importe qui dans 100 000 ans, au cas où, entre-temps, on oublie qu’il ne faut pas soulever le couvercle… L’Andra mène notamment au sein de son pôle « Se souvenir », une « réflexion sur la préservation de la mémoire à l’échelle plurimillénaire » qui explore les possibilités du papier permanent, évoque peintures rupestres, parchemins, mégalithes et pyramides…

Lorsque plusieurs lieux ont été annoncés pour implanter ce projet, il y a eu des résistances très fortes, dans les Deux-Sèvres, le Maine-et-Loire, l’Aisne et l’Ain. Il est alors décidé, pour endormir les esprits, de créer un « laboratoire » censé dans un premier temps étudier la capacité du sol à contenir les déchets, et de l’installer à Bure, dans la Meuse.

En 1989, un rapport de l’administrateur du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) disait ceci : « Il apparaît de plus en plus que la contrainte principale dans ce domaine [l’enfouissement des déchets radioactifs] est la capacité de la population locale à accepter le principe de stockage, beaucoup plus que les avantages techniques relatifs des différents types de sols (granit, schiste, argile, sel). Dans ces conditions, il semble indispensable que le choix du site soit fait rapidement par les pouvoirs publics pour éviter toute cristallisation de l’opinion publique sur des projets dont trois sur quatre seront en tout état de cause abandonnés. Pour ce choix, le souci d’éviter un phénomène de rejet relayé au niveau national, comme ce fut le cas en son temps pour le projet de centrale nucléaire à Plogoff, doit être un critère majeur. »

Le petit village de Bure et ses 82 habitants et habitantes hérite donc en 1994 de ce « laboratoire » dont tout le monde sait qu’il est le début du centre d’enfouissement des déchets de l’industrie nucléaire. Il faut dire que le coin n’a jamais été vraiment gâté, ni par l’histoire, ni par les politiques. Zone de contact avec l’Allemagne qui verra les troupes armées d’est et d’ouest s’affronter de la fin du 18è siècle jusqu’en 1944, cette région s’est toujours vu confier par les gouvernements successifs, des missions de défense : galeries et citadelles souterraines, places fortes, réseau ferroviaire pour des pièces d’artillerie…

Hantée par la guerre et ses charniers, exsangue après chaque conflit, peuplée de nécropole et d’obus qu’on pense encore trouver pendant des siècles, fuie par sa population dès les années 1850, on comprend aisément pourquoi on n’entend pas souvent parler de la Meuse.

Après 1918, 20 000 ha environ devaient être classés en zone rouge, c’est-à-dire considérés comme à transformer en forêt tant les sols en étaient pourris par la guerre : métaux lourds, sur-piétinement, milliers de kilomètres de fils de fer barbelé, cratères d’obus, tranchées. Puis la Loi du 24 avril 1923 a imposé une révision du parcellaire à exproprier pour, a-t-on dit, encourager le retour de l’agriculture là où elle serait possible. Finalement, 5500 ha d’abord considérés comme irrécupérables sont replacés du côté de ce qui peut être cultivé.

Alors que l’agriculture industrielle se met en place petit à petit partout dans les années 1960, les usines chimiques4 qui auparavant fournissaient aux pays en guerre de quoi s’envoyer du gaz dans la gueule, se réorientent et adressent aux paysans sommés de se moderniser, une gamme toute prête de produits très efficaces : azote, phosphore, potasse, ammoniaque, contre les insectes et pour booster la fertilisation des sols. Avec des techniques de saupoudrage et de pulvérisation qui avaient été conçues pour lutter contre les hommes. Les petites exploitations disparaissent, les autres s’agrandissent, on connaît l’histoire. De moins en moins de paysans, de plus en plus seuls.

La plupart des agriculteurs qui restent ici font de la céréale sur des centaines d’hectares, et refilent tout à la « coopérative ». Pas d’intermédiaire. Pas de marchés. Pas de vente à la ferme. Pas de contact avec le reste de la population. Pas de Civam5. Pas d’histoire syndicale. Pas de liens entre les agriculteurs.

Lorsque l’Andra commence à approcher les paysans pour récupérer leurs terres qui empiètent sur Cigéo, elle a bien réfléchi à son approche. Un négociateur se rend chez les agriculteurs, un par un, et propose des prix. Pas les mêmes. Ça dépend qui est en face. Ça dépend si il grogne. Parfois accorde le double de ce qu’on lui prend si c’est pour aller beaucoup plus loin, ou dans un autre département. Il peut même garder ses terres pour l’instant, et les cultiver, jusqu’à ce qu’on lui enlève définitivement. Toutes ces manœuvres avantagent les gros exploitants agricoles qui en profitent pour s’agrandir, saisissant l’occasion au vol, accentuant les divisions avec celles et ceux qui ne veulent pas céder. Par cette vicieuse négociation, l’Andra gagne ainsi en temps et en argent ce qu’elle aurait perdu en procédure d’expropriation et en éventuelle alliance collective contre eux.

L’absence de communication et d’entraide entre les paysans facilite le travail de rachat. Et un sentiment s’installe chez eux : « bah nous on peut plus rien faire, on a accepté des promesses de l’Andra, etc, donc on peut plus lutter. » Culpabilité. Le sentiment d’isolement coupe toute velléité de révolte. Facile quand on choisit un coin à 7 habitants au km².

La Safer6, main dans la main avec l’Andra, achète et met en réserve une quantité incroyable de terres agricoles et de forêts. L’Andra est déjà propriétaire de presque 3000 hectares en 2014, alors que le projet d’enfouissement ne nécessite officiellement « que » 400 hectares. Que font-ils des 2600 autres hectares­ ? Des haies, des mares et autres mesures de « compensation » pour prétendre réparer globalement leurs sacca-ges comme dans le cas de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ?

Et puis il y a ce projet de « Pôle de compétence territorial nucléaire » dont se targue le département, qui élabore avec L’Andra l’avenir économique et technologique d’une région dédaignée et désertée. C’est sûr que de si bas, un élu saisit tout ce qu’on lui tend. De là à se laisser persuader que l’Andra va recruter ses ingénieurs et techniciens, aussi apprentis sorciers qu’ils soient, parmi la population meusienne, on peut se demander qui y croit vraiment. Mais l’afflux d’argent dans les collectivités locales mourantes (40 millions d’euros par an en 2015 pour la Meuse) encourage à oublier d’où il vient, et même à vanter les mérites d’une industrie dont personne ne voudrait.
Des agriculteurs qui ont fini par savoir que l’Andra a racheté plus cher au voisin. Lui a accordé des surfaces supplémentaires, ou autres avantages. Le sentiment de rancœur grandit. Celui de s’être fait avoir, en plus de celui d’être méprisé. De plus, la plupart ont été sommés d’arrêter de cultiver leurs terres cédées à l’hiver 2015, et n’ont donc plus rien à voir avec l’Andra. Les liens qui peinaient à s’établir entre le monde paysan et les opposants à Cigéo commencent timidement à se faire, et laissent entrevoir un nouveau souffle à la lutte.

En juin 2015, lors d’une marche, 1500 personnes et 8 tracteurs ont encerclé le site de l’Andra. Pendant l’été 2015, la tenue de plusieurs événements militants dans les environs de Bure attirent l’attention et provoquent de multiples rencontres7. Celle, par exemple, de paysans en lutte contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes traversant la France pour aller sonner chez des paysans meusiens, afin de comprendre leur situation et raconter leur expérience d’agriculteurs en lutte. D’après Pierre, paysan, qui a fait le voyage depuis la Bretagne, « ils se sentent culpabilisés parce qu’ils ont accepté ces échanges et ces magouilles, et il faudrait leur dire qu’ils ne sont pas coupables. Ils sont tout simplement tombés dans le piège. Et leur faire comprendre ça, je suis pas sûr qu’ils comprennent, qu’ils sont tombés collectivement dans le piège. Parce qu’ils étaient isolés et qu’ils pouvaient pas se parler et se concerter là-dessus. Une fois qu’ils auront compris ça, peut-être qu’ils pourront se parler. » Pour lui, il y a un enjeu très fort à affirmer que la question foncière devait être débattue collectivement contre l’isolement et le « diviser pour mieux régner » accentué par les promoteurs de projet.

Les passerelles tissées entre les copain-e-s et paysan-ne-s de Notre-Dame-des-Landes et celles et ceux de Bure pendant l’été 2015 ont fait naître quelques idées pour lutter contre l’accaparement des terres par l’ANDRA et continuer à occuper le terrain : le 15 novembre 2015, 200 personnes et 12 tracteurs ont semé et occupé 2 ha des terres de l’agence. D’autres occupations agricoles sont déjà en germe dans les esprits.

Il n’est pas question ici d’affirmer que les manières de résister qui ont fait leurs preuves ailleurs sont à transposer telles quelles à Bure. Elles sont sans cesse à réinventer, en s’appuyant sur le contexte, l’histoire de chaque lieu, les forces en présence. En tout cas, l’idée grandit que la rencontre, la mise en commun et l’organisation collective peuvent venir à bout du sentiment de résignation, voire même de ses ennemis, et qu’il est encore temps de faire dérailler la machine.

Notes :
1. Les « jumpers », sont chargés d’entrer dans le générateur de vapeur, pour une durée maximale de 90 à 120 secondes (afin d’éviter un surdosage radioactif), afin d’obturer les tuyaux qui le relient au réacteur nucléaire.
2. Centre industriel de stockage géologique
3. Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs
4. Dupont, Dow, Monsanto, American Cyanamid, etc...
5. Civam : Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural
6. Société d’aménagement foncier et d’établissement rural
7. Les 100 000 pas à Bure, l’Altertour, les Rencontres d’été des Amis de Silence, le campement antiautoritaire et anticapitaliste VMC

Liens :
http://burezoneblog.over-blog.com/
http://burestop.free.fr/spip/
https://paris-luttes.info/luttes-contre-l-enfouissement-des-112

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