Fulgurance de Coronavirus

Les pays les uns après les autres annoncent l’état d’urgence, renvoient les élèves chez eux (Encore heureux qu’on va vers l’été...) et chacun se prépare pour le siège de sa vie : la pénurie de PQ est déjà là.
Nous avons tous en tête les différents récits/films d’anticipation qui ont construit notre vison du futur apocalyptique que nous ne manquerons pas de connaître... Et il y a un certain plaisir à partager les photos des rayons de pâtes vides des supermarchés, avouons-le.
Alors partageons un moment de lecture, avec cet extrait de Station Eleven, de Emily St. John Mandel, publié en 2013 et exactement à-propos...

« Tu as regardé les nouvelles ? demanda Hua avec une singulière intensité.
– Ce soir ? Non, j’étais au théâtre. A ce propos, tu ne vas pas le croire, j’ai…
– Attends, écoute, réponds-moi franchement : est-ce que tu vas piquer une de tes crises de panique si je te dis que quelque chose de vraiment, vraiment grave ?
– Je n’ai pas fait de crise depuis trois ans. Mon médecin a dit que c’était simplement un épisode passager lié au stresse, tu le sais bien.
O. K. Tu as entendu parler de la grippe de Géorgie ?
– Evidemment. J’essaie quand même de suivre l’actualité. »
La veille, on avait annoncé l’apparition alarmante d’un nouveau virus en république de Géorgie, en avançant des chiffres contradictoires sur le taux de mortalité et le nombre de victimes. On avait donné peu de détails. Les médias avaient baptisé ce virus "la grippe de Géorgie", nom que Jeevan trouvait d’un charme désarmant.
« J’ai une patiente en soins intensifs, déclara Hua. Une adolescente de seize ans, arrivée de Moscou par avion hier soir et admise aux urgences tôt ce matin avec les symptômes de la grippe. » Jeevan perçut alors l’épuisement dans la voix de son ami. « Ça ne se présente pas bien pour elle. Et en milieu de matinée, nous avions déjà douze autres patients, mêmes symptômes, qui étaient tous dans le même vol. A les entendre, ils ont commencé à se sentir mal dans l’avion.
– Des parents ? Des amis de la fille ?
– Aucune relation. Ils ont tous embarqué à bord du même vol à Moscou, c’est tout.
– Et elle...?
– Je ne pense pas qu’elle s’en sorte. Nous avons donc ce premier groupe de malades, les passagers en provenance de Moscou. Et puis, cet après-midi, un nouveau patient s’est présenté. Mêmes symptômes, mais lui n’était pas dans l’avion. Il est juste employé à l’aéroport.
– Je ne suis pas sûr de...
– Un agent de surveillance, enchaîna Hua. Son seul contact avec les autres patients, c’est d’avoir parlé avec l’un d’entre eux qui lui demandait où prendre la navette pour l’hôtel.
– Oh, fit Jeevan. Ça a l’air sérieux, en effet. » Le tram était toujours bloqué derrière la voiture enlisée. « Donc, tu travailles tard ce soir, j’imagine ?
– Tu te rappelles l’épidémie de SRAS ? La conversation que nous avions eue à l’époque ?
– Je me rappelle t’avoir téléphoné de Los Angeles quand j’ai appris que ton hôpital était placé en quarantaine, mais je ne me souviens pas de ce que je t’ai dit.
– Tu étais paniqué. Il a fallu que je te raisonne.
– O. K., c’est bien possible. Mais je dois dire pour ma défense que les journaux étaient très alar...
– Tu m’avais demandé de t’appeler si jamais il y avait une véritable épidémie.
– Je m’en souviens.
– Nous avons admis à l’hôpital plus de deux cents malades de la grippe depuis ce matin, dit Hua. Cent soixante au cours des trois dernières heures.Quinze d’entre eux sont morts. Les soins intensifs sont pris d’assaut. Nous avons installé des lits dans les couloirs. Le ministère de la Santé s’apprête à publier un communiqué. » Jeevan comprit alors que Hua n’était pas seulement exténué. Il avait peur.
Jeevan tira le cordon de sonnette et se dirigea vers la porte arrière, observant du coin de l’œil les autres passagers. La jeune femme avec son sac à provisions, l’homme en costume trois-pièces absorbé dans un jeu sur son portable, le couple âgé qui conversait calmement en hindi. L’un ou l’autre d’entre eux venait-il de l’aéroport ? Il percevait avec acuité leur respiration autour de lui.
« Je sais à quel point tu peux être paranoïaque, reprit Hua. Crois-moi, tu es la dernière personne que j’appellerais si je pensais que c’était anodin, mais... »
Jeevan frappa la vitre du plat de la main. Qui avait touché cette porte avant lui ? Le chauffeur lui lança un regard noir par-dessus son épaule mais le laissa descendre. Il sortit dans la tempête et les portes se refermèrent en chuintant derrière lui.

Manifestation Gilets Jaunes à Paris, 14 mars 2020

« Mais tu ne penses pas que ce soit anodin. » Jeevan passa devant la voiture toujours immobilisée, dont les roues chassaient vainement dans la neige, et s’engagea dans Yonge Street.
« Je suis certain que ça ne l’est pas. Écoute, il faut que j’y retourne.
– Hua, tu t’es occupé de ces patients toute la journée ?
– Je vais bien, Jeevan, ça va aller. Je dois te laisser. Je te rappelle plus tard. »
Jeevan rempocha son téléphone, tourna au sud à l’extrémité de la rue, vers le lac et vers la tour où habitait son frère. Est-ce que tu vas bien, Hua mon ami, ou est-ce que ça va aller ? Il était profondément perturbé. Les lumières de l’Elgin Theatre, juste devant. L’intérieur était obscur et les affiches annonçaient encore Le Roi Lear, avec Arthur qui levait les yeux dans la lumière bleutée, des fleurs dans les cheveux, le corps inerte de Cordelia, morte, dans les bras. Jeevan resta un moment à observer les affiches avant de se remettre lentement en marche, pensant à l’étrange appel de Hua. Yonge Street était quasiment déserte. Il s’arrêta pour reprendre son souffle sur le seuil d’une boutique de bagages et regarda un taxi progresser laborieusement dans la rue non déblayée, ses phares éclairant le tourbillon de flocons, vision qui le ramena un instant sur la scène de l’Elgin Theatre, au milieu de la fausse tempête de neige. Il secoua la tête pour chasser l’image du regard vide d’Arthur et poursuivit son chemin sous la Gardiner Expressway, parmi les ombres et les lumières orangées, jusqu’à la lisière sud de Toronto. Il était hébété, épuisé.
Le blizzard était féroce sur Queens Quay, le vent soufflait en rafales sur le lac. Jeevan avait enfin atteint le building de Frank quand Hua rappela.
« Je pensais justement à toi, dit Jeevan. Est-ce vraiment...?
– Écoute, l’interrompit Hua, il faut que tu quittes la ville.
– Quoi ? Cette nuit ? Qu’est-ce qui se passe ?
– Je n’en sais rien, Jeevan, pour faire court. Je ne sais pas ce qui se passe. C’est une forme de grippe, ça oui, mais je n’en ai jamais vu de pareille. Elle se propage à une telle vitesse...
– Ça empire ?
– Les urgences sont bondées, ce qui pose un problème, parce que la moitié du personnel est trop malade pour travailler.
– Ils ont été contaminés par les patients ? »
Dans le hall du building de Frank, le portier de nuit feuilletait un journal sous une énorme toile abstraite – dans les tons gris et rouge – accrochée au mur et éclairée par une rampe. L’homme et le tableau se reflétaient en striures dans le parquet ciré.
« C’est la période d’incubation la plus rapide que j’aie jamais vue. Je viens de visiter une patiente, une aide soignante qui travaille à l’hôpital et qui était de service quand les premiers malades sont arrivés ce matin. Elle est rentrée chez elle plus tôt parce qu’elle se sentait souffrante, son petit ami l’a ramenée ici en voiture il y a deux heures et maintenant elle est sous respiration artificielle. Si tu es exposé au virus, tu tombes malade en quelques heures.
– Tu penses qu’il va se propager à l’extérieur de l’hôpital... ? » Jeevan avait des difficultés à raisonner clairement.
« Non, je sais que c’est déjà fait. Il s’agit d’une épidémie foudroyante. Si elle se répand ici, elle se répand dans toute la ville, et je n’ai jamais vu ça.
– Tu penses que je devrais...
– Je pense que tu devrais partir immédiatement. Ou si tu ne peux pas, fais au moins un stock de provisions et ne sors pas de chez toi. Je te quitte, j’ai d’autres coups de fil à donner. »
Il raccrocha, le portier de nuit tourna une page de son journal. Si ç’avait été un autre que Hua, Jeevan ne l’aurait pas cru, mais il n’avait jamais connu un homme aussi doué pour l’euphémisme. Si Hua disait qu’il s’agissait d’une épidémie, c’est que le mot épidémie n’était pas assez fort. Jeevan fut soudain terrassé par la certitude que cette maladie décrite par son ami allait être la ligne de démarcation entre un avant et un après, un trait tiré sur sa vie.
Il lui vint à l’esprit qu’il n’avait peut-être pas beaucoup de temps. Il se détourna du building de Frank, passa devant le café obscur, sur la jetée du petit port rempli de bateaux de plaisance lestés de neige, et entra dans la supérette qui se trouvait du côté opposé. Il resta une seconde sur le seuil, clignant des yeux à la lumière. Seuls deux ou trois clients arpentaient les allées. Il aurait dû contacter quelqu’un, il le sentait, mais qui ? Hua était son seul ami proche. Son frère, il le verrait dans quelques minutes. Ses parents étaient morts et il ne pouvait encore se résoudre à parler à Laura. Il attendrait d’être arrivé chez Frank, décida-t-il, puis, après avoir écouté les infos, il consulterait le répertoire de son portable et appellerait tous les gens qu’il connaissait.

Vendredi 13 mars 2020, dans un supermarché de Rouen, après l’annonce de la fermeture des écoles.

Au-dessus du comptoir de développement des photos, un petit téléviseur diffusait des nouvelles sous-titrées. Jeevan s’en approcha. Images d’une présentatrice filmée devant l’hôpital général de Toronto, sous la neige - texte blanc défilant sur l’écran. Cet hôpital et deux autres établissements de la ville avaient été placés en quarantaine. Le ministère de la Santé confirmait une épidémie de grippe de Géorgie. Aucun chiffre n’était dévoilé pour l’instant, mais il y avait des victimes ; d’autres informations seraient communiquées ultérieurement. On laissait entendre que les autorités russes et géorgiennes avaient été rien moins que transparentes sur la gravité de la crise qui sévissait là-bas. Tout le monde était prié de garder son sang-froid.
Les notions de Jeevan sur la façon de se préparer aux catastrophes étaient entièrement basées sur des films d’action, et il en avait vu beaucoup. Il commença par l’eau, entassant dans l’un des énormes chariots autant de bouteilles et de packs qu’il put en caser. Tandis qu’il se dirigeait vers les caisses en se débattant avec ce lourd caddie, il eut un instant de doute – ne dramatisait-il pas ? –, mais il était parti sur sa lancée, trop tard pour faire demi-tour. La caissière haussa un sourcil.
« Je suis garé juste devant, dit Jeevan. Je vous rapporte le chariot. »
Fatiguée, la caissière acquiesça. Elle était jeune, une petite vingtaine d’années, avec un frange de cheveux bruns qui lui tombait dans les yeux et qu’elle écartait sans arrêt. Non sans mal, il pilota le caddie incroyablement lourd jusqu’à la sortie et se retrouva dehors, mi-poussant, mi-dérapant dans la neige. Un plan incliné menait à une sorte de petit square agrémenté de bancs et de bacs à fleurs ; le chariot prit de la vitesse dans la pente, s’embourba dans l’épaisse couche de neige et versa dans l’un des bacs.
Il était vingt-trois heures vingt. La supérette fermait dans quarante minutes. Il imagina le temps qu’il lui faudrait pour monter le chariot à l’appartement de Frank, le décharger, fournir des explications à son frère et le rassurer sur sa santé mentale, avant de pouvoir revenir faire d’autres provisions. Était-ce risqué de laisser le chariot ici quelques minutes ? La rue était déserte. Tout en regagnant l’épicerie, il appela Hua.
...

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