Grève sauvage

Sérieux, qu’est-ce que je fous là ? Dehors, ça bouillonne de partout et ici, rien ? C’est pas faute de leur dire à mes collègues que dehors les jeunes se battent pour nous, qu’il y a des flics partout et tout le temps. C’est pas possible, on peut pas laisser faire ça. C’est pas possible, on peut pas les laisser se battre tout seul. C’est pas possible, leur saleté de loi travail, elle concerne tout le monde et si elle passe on subira tous les conséquences. Non, rien, sinon des autruches et des zombies qui restent la tête dans le sable ou qui continuent à remplir leur mission de service public. Il faut dire aussi que depuis le temps que je sévis comme syndicaliste et à force de m’entendre râler, ils ne m’écoutent plus. Pourtant depuis le temps qu’ils se payent nos têtes à défaut d’augmenter nos salaires, que nos collègues disparaissent sans être remplacés et que l’imprimante agonise en poussant des grincements atroces. Je ne sais pas, il faudrait faire quelque chose. Qu’on achève l’imprimante ! Tant qu’ils y sont qu’ils nous achèvent aussi parce que faire le travail de dix quand on est cinq ou moins c’est pas humain. Mais non, décidément rien, rien de rien. Continuez de creuser, le bateau coule. Tant pis, moi je ne peux pas rester là à faire comme eux. Je vais voir le cadre A : « Bon, demain je suis pas là. Si t’acceptes pas le congé, c’est pas grave, t’as qu’à me mettre gréviste parce que de toute manière, hors de question que je travaille demain. ». Le cadre A répond : « bon ... » , je ne lui en demandais pas plus.

Le lendemain, le sifflet du texto me réveille. Quoi ? Le cadre A. Keskiveut ? « La Trésorerie est fermée ». Hein ? Non ? Je réponds « keskispass ? ». « Ils se sont mis en grève parce qu’ils ne pouvaient pas assurer l’accueil. Et moi je me suis mis en grève en solidarité. » Hein ? Bon ... Une grève sauvage ? Les sagouins ! Ils profitent que je suis en congés pour se mettre en grève. Je suis entre incrédulité et jubilation pendant le reste de la journée. J’étais content que mes collègues aient finalement décidé de relever la tête. Je me dis que quand même, les efforts faits pendant deux mois à rédiger des textes pour Nuit Debout, à les faire lire par mes collègues pour solliciter leur avis et enfin la vieille habitude que j’ai de faire grève en dehors des clous, tout cela a fini par payer. Mis à part ça, mes collègues sont rentrés chez eux, à cela rien d’étonnant, que faire d’autre à quatre personnes ? De toute manière, c’est l’habitude, on appelle à faire grève, mais on ne prévoit pas de lieu de rassemblement et on ne discute même pas des suites qui pourraient être données. Le cadre A, lui aussi syndicaliste, est allé à la direction et a informé les secrétaires des syndicats. J’ignore ce qui s’est dit, en tout cas ça a dû être suffisamment convaincant pour que l’intersyndicale provoque une heure mensuelle d’information. Ça sent la panique à bord.

Le lundi matin suivant, un secrétaire nous explique que ça ne se fait pas de se mettre en grève sans que le syndicat appelle. Que c’est se mettre en dehors de la légalité et qu’on prenait un risque en sortant du cadre syndical. Une fois son petit discours culpabilisant et paternaliste fini, j’ai pris la parole. « Je remercie et je félicite les collègues qui se sont mis en grève. Si ils ne l’avaient pas fait, vous ne seriez pas venus ici. Cette grève est couverte légalement par un préavis de ta propre fédération de fonctionnaires qui couvre les initiatives qui pourraient être prises localement ». La négociation suit son cours. Car il s’agit bien d’une négociation. Le même secrétaire cherche à faire un vote pour déclencher une grève, ce qui aurait tout fait capoter. Les autres secrétaires demeurent réservés. Au bout du compte, pas de vote, il est convenu que les syndicats émettront un préavis de grève illimitée dont le teste sera soumis aux agents. Les agents feront une pétition avec la liste de leurs revendications et composeront une délégation pour être reçus par la direction. Je m’exclue de la délégation en prétextant avoir d’autres choses à faire ailleurs, mais aussi dans l’idée qu’il serait bien que mes collègues conduisent eux-mêmes cette négociation. L’après-midi même les syndicats envoient leur préavis. Peu clair dans les motifs, ce dernier a le mérite d’exister et de préciser clairement qu’il s’agit d’un préavis de grève illimitée. Ce qui autoriserait une grève minoritaire bloquante. Par expérience, j’esquive la rédaction d’une pétition qui se serait avérée par trop laborieuse. Je propose que les agents utilisent le préavis comme pétition, dix neuf agents approuvent, soit plus de deux tiers. Les syndicats refusent d’admettre qu’ils ont été débordés et écartent cette démarche. Le préavis est néanmoins posé.

Il y en a qui doutent de rien. Qu’est-ce que je vois sur la liste de la délégation ? Le comité des grincheuses !!! C’est vrai que nous avions posé comme principe que tous ceux qui souhaitaient pouvaient y aller. Personne n’a été élu ni mandaté. Mais quand même !!! Elles ne font jamais grève, elles n’ont pas participé à la réunion, elles n’ont pas signé le préavis et les voilà qui veulent aller voir la direction ... C’est y pas mignon ? J’en viens à revenir sur ma décision de ne pas participer et je demande la seule absence syndicale dont j’ai bénéficié pendant le mouvement pour participer à la réunion préparatoire. Je ne pouvais pas laisser les jaunes saboter ce qui a été fait. Le secrétaire que j’avais copieusement remis en cause la veille nous explique qu’il ne fallait pas montrer nos divisions à la direction pour avoir une chance d’aboutir. Je commence par expliquer que ma présence était légitime et que la composition de la liste m’a amené à reconsidérer ma position. La suite m’a donné tort. Chaque service avait sérieusement préparé cette réunion et les jaunes habituels ont fini par suivre la démarche que nous avions engagée. Je décide donc de ne pas aller à la négociation, laissant mes collègues porter eux mêmes leurs revendications. Et là, la suite m’a donné raison.

Il faut croire qu’ils ont été convaincants. En quelques, mois nous avons eu tout ce que nous avons demandé. Une imprimante neuve, l’équipe de remplacement jusqu’en août, la satisfaction des recours en notation [1], la dotation en vacataires et pour finir cinq nouveaux collègues. C’est en-dessous des besoins réels, cela ne nous laisse de répit que pour deux ans environ, mais quoi qu’il en soit, c’était inespéré. La direction a-t-elle eu peur ? Le moment était particulièrement opportun et le risque de contagion était évident au moment de cette grève. D’autres questions se posent sur le rôle des syndicats et même de l’intersyndicale dans cette affaire : ont-ils été là pour jouer les pompiers de la direction ? En tout cas, la question de leur efficacité, de leur capacité à conduire des mouvements de grève aussi bien au niveau local que national se pose. Une autre question découle de celle-ci : quelle pourrait être l’alternative ? En tout cas, dans un temps et un lieu certes restreints des travailleurs ont été amenés à diriger eux-mêmes leur lutte. Qu’ils en aient conscience et qu’ils l’assument ou pas n’y change rien. Pour moi, mon action comme syndicaliste n’a pas d’autre but que de donner aux travailleurs les moyens de leur émancipation.

Notes

[1Chaque fonctionnaire doit obligatoirement faire l’objet d’une notation annuelle par son supérieur hiérarchique. Cette note conditionne l’avancement plus ou moins rapide de sa carrière. C’est comme çà qu’on voit les faillots passer devant les anciens. Chaque agent a le droit de former recours sur sa notation auprès d’une commission paritaire. Dans notre cas la majorité des recours ont obtenu gain de cause, ce qui n’est pas habituel.

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