Invincibles dès qu’on se dira « nous »

Le mouvement contre la loi travail a confirmé la naissance d’une force politique autonome. On s’est opposé de manière conséquente à une loi et on a compris : la politique n’a pas lieu dans les temples démocratiques. Elle se bâtit sur leur destruction.

Tout naturellement, donc, le mouvement a pris la rue. Il l’a retrouvée comme l’espace où se déverser, le lieu de son expression propre, à l’ancienne. « Le pouvoir possède la radio et la télévision, et un parlement à sa main. Nous allons nous expliquer directement dans la rue » (68). Ce n’est pas elle qui gouverne ? Yep. C’est précisément pour cela que tout s’y réinvente, génération après génération.
Depuis la fin du mouvement, le cours normal des rues a repris. Ceux qui croient la résistance vaincue, certaines flambées à distance des centres-villes leur donnent tort. Preuve hurlante qu’il est possible d’agir. Dans l’enceinte de « Capital & Démocratie », l’entreprise globale qui nous emploie tous, au sein même de l’enfer, il est encore et toujours possible d’agir. S’en donner les moyens, c’est d’abord trouver l’occasion.

L’occasion est sous nos yeux, le petit contexte français. La séquence des élections expose les cerveaux à un très long pic de pollution, avec un gros gros risque de paralysie des personnes. Par mesure d’hygiène, on s’abstiendra donc d’en parler, même pour en dire du mal. Étant convaincu que la bonne manière d’en « parler », c’est de retrouver l’aisance à se mouvoir dans la rue qu’on avait ce printemps.

On nous voudrait sans mémoire, mais l’énergie du printemps s’est imprimée en nous. Dans tout le pays, de mars à juin 2016, une sorte de formule magique s’est répétée : le cortège de tête. On venait s’affronter avec la police, on venait en soutien, on venait soigner les uns, insulter les autres, on venait voir. Chacun refusant la paix sociale, chacun procédant au détournement de la devise olympique. « En émeute, l’important c’est de participer ». Les formes variaient d’une ville à une autre. La capacité à opérer ou non tenait au rapport de force local entre opposants et forces de l’ordre (au sens large). Quand même, le phénomène s’est répandu comme une traînée de poudre.

Des mois plus tard, ce qui nous vient à l’esprit, ce n’est pas quelque chose de figé et de stable – un tronçon de manif, le bloc des vénères – mais une dynamique. L’irrépressible mouvement qui consistait à la fois à bousculer le rituel pourri des processions habituelles, et à aller là où ça se passe, là où ça se tape. Une réalité tactique et non un groupe. Plutôt qu’un fait, un geste. Une sorte de tourbillon qui emportait les uns et les autres, et décloisonnait tout. Bref, on a vite compris que quelque chose nous dépassait, et c’est cela qu’on a appelé le cortège de tête.

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On remonte la manif comme par capillarité. Une cour d’immeuble se transforme en hôpital de campagne. Cette magie, d’où provient-elle ? Simplement de ceci : cette réalité tactique correspond à une puissance politique (même embryonnaire, maladroite, inconsistante, et encore incapable d’articuler un mot). En tous cas, si cette puissance politique faisait absolument défaut à la situation, il ne serait venu à l’idée de personne de rejoindre, et donc de former de proche en proche, le cortège de tête.

Notre conviction est que cette puissance hybride doit éclore, maintenant. Exister pleinement comme une option crédible dans l’époque, sans pour autant s’abîmer, se crasher dans la sphère publique. Faire signe à ceux qui n’attendent que cela, ceux qui, sans trop se l’avouer, perdent leur temps à en guetter les signes sur l’internet.

Pas de doute, on vomit les programmes. Il reste que mener une existence politique, c’est en soi tout un programme. Le moment est venu pour tous les opposants sincères, avec leurs désaccords, dans la confrontation positive de leurs différences, d’apprendre à se dire « nous ». L’urgence – planète, état d’exception, extrême-droite… – n’est jamais que l’argument le plus faible qu’on puisse avancer, au regard de l’envie qui nous dévore d’affirmer enfin, de faire autrement, et pas plus tard que tout de suite.
Si la fin du mouvement a été presque complètement vécue comme un grand vide, c’est bien qu’on n’a pas su donner à celui-ci les moyens de survivre, d’une manière ou d’une autre, aux grandes vacances. C’est une évidence : à la première cristallisation de l’agitation et de l’émeute, doit s’adjoindre une seconde cristallisation, sans quoi le processus patine, retombe, et l’on se condamne à devoir tout reprendre à zéro, indéfiniment.

Autrement dit, c’est dans la rue que la force va nous revenir, mais ce serait une erreur de s’en tenir là. Ce que nous fabriquerons physiquement dans la rue, cela se soutient de choses moins matérielles.
Or, il y a bien un souffle qui nous porte, nous propulse, et qui est capable de tout emporter. Si l’on n’en fait aucun cas, on n’aura pas même la force de rire des élections, on se retrouvera pris au piège une fois de plus. Ce souffle, cet élan, c’est la conviction d’avoir raison – contre le monde contemporain, mais raison tout de même. L’Histoire n’est pas finie, le modèle dominant, si.
Nicolas Hulot et le WWF, c’était les années 90. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est l’apocalypse. Le constat a été fait : « il est devenu plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ». Si on est là pour quelque chose, c’est bien pour faire la preuve du contraire.

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On craindra de simplifier, de « céder à la facilité ». Mais simplifier correspond quelquefois à l’exigence la plus haute. Il est possible, autant que vital, de s’accorder sur une lecture commune de la situation. De se retrouver sur une manière non-idéologique de simplifier les choses, de gagner en exigence.
La machinerie capitalisme/démocratie/société lamine tout. Elle tend universellement à réduire au plus petit dénominateur commun : l’individu, la chose gouvernable. Elle transforme le réel en matière première pour la valorisation. Un impératif plane au-dessus de toutes les choses, envahit tout l’espace : se vendre. « Travail » est l’euphémisme par quoi on recouvre habituellement cette colonisation massive.

Emploi biz’ études loisirs ennui santé fête culture information. Le travail a lieu partout tout le temps. Il y a bien longtemps qu’on n’arrive plus à le cantonner à une portion de temps définie. Il est devenu la texture même de l’existence ordinaire.

Se vendre est un mal. Cela s’éprouve et se comprend sans le secours de la morale : on est en 2017. Se vendre, c’est perdre son âme, non pas l’âme des cathos : c’est perdre ce qui nous anime, ce qu’il y a de plus vivant en nous. Banalité du mal.

Manifestement, l’obligation de se vendre s’applique à l’humain comme au non-humain. De la forêt amazonienne jusqu’au cœur de la Matrice, chaque être, la moindre petite chose, doit subir le vol de son âme et de son temps. On touche du doigt ce qu’il y a de commun et de parfaitement continu entre ce que l’on appelle à tort « désastre écologique » d’un côté, « régression sociale » de l’autre. Ces oppositions artificielles ne servent qu’à s’interdire, qu’à s’épargner de saisir la guerre qui nous est faite dans son unité effroyable.

Une seule guerre est menée, et c’est en cela qu’elle est totale. On en a l’illustration HD constamment sous les yeux, dans le cancer d’uniformité qui gagne les rues, les villes, les comportements, les destins.

Quand le mal est très exactement la norme, le plus difficile n’est pas de dénoncer les conséquences, les symptômes, mais de s’enquérir des causes, d’affronter la maladie. On nous bombarde de faits, mais la violence de la norme est plus sourde, elle est en-deçà des faits. Ainsi, le plus difficile n’est pas de voir ce qu’il y a de dramatique dans un cadavre échoué sur une plage. Le plus difficile, c’est de voir ce qu’il y a de scandaleux dans de simples papiers d’identité.

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Tout l’édifice contemporain se laisse ramasser dans une phrase, se résume à l’impératif : tout ce qu’il y a de vivant, d’animé, doit passer à la moulinette. Mais la brutalité du principe n’a pas le pouvoir d’anéantir cette vérité, noyau de la résistance : chacun de nous, comme chaque chose, est chose commune. Voilà pour la « théorie ».

Et dans sa grande complexité, ses fondations obscures, l’enfer ne tient jamais qu’à un pacte social, que nous crevons d’envie de rompre, de toute urgence. Voilà pour la « pratique » ! Qui peut encore souhaiter se rendre complice de cette religion glauque ?

On est marqué au plus profond, sujet de pouvoir, objet d’exploitation, identifié, calibré. Chacun cherche l’antidote, désespérément. Mais comment rompre ? À l’encontre de l’intuition qu’on nous a inculquée, il va falloir commencer par le commun, s’appuyer sur l’élément collectif, croire aux façons de faire, se fier aux amitiés, tenir aux petits riens, fuguer sur un coup de tête. Elle sont là, les puissances ingouvernables : des façons de sentir qui s’incarnent, qui s’inventent dans des usages. On s’en fera une idée en songeant à ces rituels que l’amitié a le don de susciter.

Puissance de tout ce qui est accompli avec un cœur ardent, de tout ce qui est fait sous la dictée d’un appel intérieur. L’effort ne vaut rien en lui-même, faire pour faire n’est qu’une manie, seul compte le sens partagé de ce qu’il y a à faire, l’horizon qu’on se donne. Encore faut-il ne pas le confondre avec les recommandations officielles qui résonnent dans le métro, avec une simple mise en conformité, écologique ou autre, de nos vies. La liberté n’est pas de se laisser porter par le système du « monde libre ». Pour y goûter, il est plus sûr – plus dangereux aussi – de se risquer à faire ce que l’on aime et de s’organiser en conséquence.

Oui, il va falloir rompre avec le règne de l’instrumental, avec la mentalité du colon, avec cette façon de regarder (finir) le monde en se disant : Mais comment je vais gérer tout ça ? Comment je vais me servir de ça ? Et moi, je sers à quoi ? Il faut laisser tomber de nos mains, les uns après les autres, tous les instruments de l’esclavage.

La production est la fin qui justifie tous les moyens : par là, tout est sacrifié. À l’inverse, c’est en étant particulièrement sensible aux moyens – et en se donnant les moyens de l’être – qu’on sera à même d’ouvrir l’horizon. Notre programme ? Reprendre les choses là où on les avait laissées avant de devenir : pas drôle, lâche, con, comptable, pire que ses parents, cynique, zombi, bourge, borné, faux-cul, moldu, vendu, radin, incapable d’aimer, enfin, tout ce qu’on s’était juré de ne jamais devenir.

Alors, pourvu qu’il y ait du souffle, au nom de tout cela, la présidentielle 2017, toute obscène et mesquine, sera mise à mal. Il arrive que la rue déborde. Dans son reflux, elle laisse dans la ville des souvenirs de la crue. Parmi ce genre de souvenirs, les lieux d’organisation sont, pour le pouvoir, les plus cuisants. D’où son acharnement à vouloir les effacer, à faire place nette. Plus ces lieux vibreront de la volonté de rompre le pacte ensemble, mieux ils seront armés.

« Former partout, dans toutes les villes de France, des comités locaux rassemblant les différentes composantes qui ont fait la vitalité du mouvement et se lancer patiemment, méthodiquement à l’assaut de la machine hypnotique. Une multitude d’occasions s’offrent à nous dans les prochaines semaines : perturbation des meetings et des primaires, sabotage de la propagande, subversion des campagnes idéologiques, blocages logistiques, agitation sur le thème « ne votez plus, organisez-vous ! », attaques locales contre les permanences PS, LR, FN, créations d’assemblées afin de discuter de la manière dont une politique est possible qui ne soit pas arrimée au fétiche du pouvoir. »

Bordeaux Ingouvernable

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