Jaune soleil : Récits d’une éclipse du capitalisme #1

Partie 1
Il est de ces moments dans la rue que l’on n’oublie pas. La première manif. La première bavure. La première allégresse. La première victoire, la première défaite. Il est de ces moments qui nous deviennent intimes et qui nous construisent dans nos engagements, dans nos combats. Dans nos moyens et stratégies d’actions. Il est de ces moments qui durent quelques secondes et ne nous quittent plus jamais.

Une zone commerciale déserte, la chaleur moite, des palettes et barrières au sol. Des hommes sur un rond-point, que l’on contourne. Des cagoules noires. Le silence dans la voiture. La route à sens contraire pour trouver un autre chemin.

La première fois qu’on se dit que c’est peut-être maintenant. Et qu’on ne sait pas ce qu’il va en sortir, même si on l’a rêvé, voulu, tellement de fois. Qu’on réfléchit, pour de vrai, aux ressources dont on dispose pour s’organiser.

J’ai les pieds dans l’Océan Indien en écrivant ces lignes. A 10 000 kilomètres de ma famille, de mes amis et de nos habitu(de)s. Alors tout ce récit n’est qu’une description de ma réalité. Subjectif, superficiel. Derrière la baie vitrée.

Dans les rues de Saint Denis, les voitures sont garées un peu partout sur les trottoirs. On traverse des rues avec du verre brisé, des plastiques et des métaux fondus. Des fumigènes et lacrymos usagés. Aujourd’hui il y a moins de barrage en centre-ville. Les supermarchés qui sont ouverts sont pleins, les files d’attentent remplissent les rayons jusqu’au fond des boutiques. Bouteilles d’eau, boîtes de conserve, produits frais. Un couvre-feu vient d’être déclaré dans la moitié des communes pour la nuit. Un hélicoptère fait des allers-retours au-dessus de nos têtes.

Ici, en bloquant certains ronds-points, on bloque l’ensemble de la circulation entre les villes sur l’île.

L’heure est à l’organisation sur les points stratégiques. Ici, en bloquant certains ronds-points, on bloque l’ensemble de la circulation entre les villes sur l’île. Nord, Est, Sud, Ouest, chacun-e doit rester dans la partie de l’île dans laquelle il/elle était dimanche soir. Hier, le préfet a appelé des renforts policiers de Mayotte. Sous-effectif, géographiquement logique. Dans la caserne de l’armée de terre, l’état d’urgence rend sans-doute possible des discussions opérationnelles qui ne l’auraient pas été auparavant.

Pour tout faire basculer, nous suffit-il de bloquer Le Port ? Ici, plus d’autonomie alimentaire ni énergétique depuis quelques décennies. La métropole veut du sucre ? Abandonnons les terres à la Canne. Il faut consommer plus de pétrole ? Démantelons tout le réseau ferroviaire. Il faut raconter une histoire qui étouffe les braises émancipatrices ? Payons 35% de plus des professeurs qui viendront raconter les livres écrits à Paris. Il faut des enfants pour repeupler les campagnes françaises après-guerre ? Allons les chercher sous l’équateur. Qui s’en rappellera si ce n’est pas dans nos manuels ?

Pas d’analyse construite ni exhaustive dans cet inventaire à la Prévert. Samedi soir, coincés pour la nuit sur un champ de foire où nous organisions un évènement, nous avons essayé de passer un barrage tenu par une dizaine de personnes, pour aller acheter à manger. « T’es pas d’ici, te plains pas pour la bouffe. » Au même moment des barrages un peu plus loin filtraient selon la "race". Comme toujours, ces faits sont marginaux, pas plus représentatifs du mouvement que ses autres composantes. Comme toujours, chercher des explications, ce n’est pas excuser.

Les racines de ces colères sont profondes, les bourgeons de cette lutte flamboyants.

Ici le sable est parfois noir, la lave séchée se jette dans les vagues turquoise. Ici il y a des baleines majestueuses l’été, des nuages qui drapent les montagnes dès le milieu du jour. Il y a le soleil brûlant, la luxure végétale, les cascades dans les bassins. La douceur, l’immensité, et le volcan qui gronde sous nos pieds, silencieusement, tout le temps. A quelques kilomètres de moi, il y a la grande Chaloupe où l’on débarquait encore des « engagés » il y a moins d’un siècle. La révolte se teinte de nuances qui n’existent pas dans les centres-villes de Rouen ou d’ailleurs. Les racines de ces colères sont profondes, les bourgeons de cette lutte flamboyants. La misère paraît moins pénible au soleil, mais quel goûts auront les fruits de la révolte au paradis ?

Il est de ces moments qui nous avalent tout entiers. Auxquels on ne comprend presque rien, bien que toutes les raisons soient juste sous nos yeux depuis longtemps. Qui nous laissent hagards. Les vraies questions se matérialisent dans l’œil du cyclone. Avons-nous envie d’une accalmie, pour retrouver le confort routinier de l’espoir du soulèvement ? Ou plutôt que les nuages crèvent enfin, pour laisser pleuvoir un avenir incertain ? Quels schémas sauront nous éviter de reproduire ?

Il est de ces moments qui appartiennent à nos histoires militantes. Et il y a ceux qu’on se prend de plein fouet.

Ce week-end, nous nous joindrons aux foules, pour recueillir leurs récits.

Partie 2 à venir.

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