Kashine écrivit « non »

Kashine, le jeune garçon de seize ans, décida en effet de faire ceci : répandre le « non » partout où il passerait. Juste ce petit mot, sans le moindre commentaire : « non ».
Sur les affiches annonçant la première d’une pièce de théâtre, Kashine, sans être vu de personne, écrivit « non ».
Sur le mur qui séparait deux propriétés, Kashine écrivit « non ».
Sur des prospectus publicitaires vantant les qualités et le prix de produits alimentaires et d’hygiène, Kashine écrivit « non ».
Sur les boîtes aux lettres d’un immeuble, Kashine écrivit « non ».
Sur une table et deux chaises d’un hôtel des impôts, sans être vu de personne, Kashine écrivit « non ».
Sur un pantalon dans une boutique de vêtements qui fut même par la suite, sans que personne ne remarque rien, exposé dans la vitrine, sur la partie haute de ce pantalon, Kashine écrivit « non ».
Dans l’énorme recueil de lois qu’un étudiant en droit avait oublié sur la table d’un café, sur autant de pages qu’il le put, Kashine écrivit « non ».
Sur plusieurs livres de la bibliothèque municipale, parfois sur le dos, parfois à l’intérieur, sur quelques pages, Kashine écrivit « non ».
Il écrivit « non » sur le dos d’un dictionnaire des synonymes, « non » sur le dos d’un livre d’aventures, « non » sur la couverture d’un manuel de grammaire.
Il écrivit « non » sur le tableau noir où se trouvaient encore les traces d’une série de calculs algébriques.
Sur plusieurs écrans dans une vitrine, Kashine écrivit « non ».
Sur une énorme machine qui compressait de la ferraille, Kashine écrivit « non ».
Sur une voiture de police, en tremblant, de nuit, Kashine parvint à écrire « non ». Trois « non » répartis autour de la voiture.
Sur des chiens errants, il flanquait des étiquettes, certaines de grande taille et si bien collées au pelage de leur arrière-train qu’ils en devenaient presque fous à essayer avec leurs crocs de se débarrasser de cet énorme autocollant sur lequel était écrit le mot « non ».
Kashine écrivait « non » sur des troncs d’arbres, sur des feuilles, des trottoirs, des ballons de foot, des cahiers d’écoliers : « non », « non », « non ».
Sur des cartes postales avec des paysages paradisiaques : « non ». Sur les unes des journaux aux nouvelles stupéfiantes, « non ». Sur des catalogues d’expositions ou de vêtements, « non ».

Kashine avait seize ans à l’époque, et personne ne comprit jamais pourquoi il avait fait cela pendant aussi longtemps ; des semaines et des semaines sans être découvert.
Et par endroits ce « non » eut des effets concrets, parfois étranges et surprenants.
Certains furent très localisés. Par exemple, à cause d’un « non » sur un prospectus publicitaire, l’entreprise estima que cette opération promotionnelle n’était peut-être pas la plus appropriée. En raison de ce « non », ou de la digestion mentale de ce « non », l’entreprise ne voulut plus recourir aux services de ce publicitaire avec qui elle travaillait depuis des années.
Autre exemple : l’auteur qui, dans une librairie, par curiosité ouvrit un de ses livres et remarqua immédiatement un énorme « non » en rouge barrant une page, le conduisant à prendre conscience qu’il avait fait n’importe quoi, que son livre était mal écrit.
Autre exemple encore : le législateur qui fut informé qu’on avait écrit un « non » sur une page du code. Précisons que Kashine, comme toujours, avait écrit le « non » et reconnut qu’il était justifié : cette loi manquait de rigueur, de précision, de clarté, elle était en décalage avec l’évolution du monde. Le législateur décida de changer la loi.
Et encore ceci : un homme politique se retrouva avec entre les mains une carte postale illustrée d’un beau paysage surmonté d’un « non ». aucun mot n’était utilisé, mais cette carte postale était un mensonge ; peut-être, précisément parce qu’il était visuel, était-ce un mensonge encore plus grave. Une personne se rendant sur place, à cet endroit précis, y aurait vu quantité d’ordures, un paysage profondément dégradé, comme si entre la photo de la carte postale et le site réel il existait la même différence qu’entre un jeune homme robuste et un vieux dément, vivant ses derniers jours et marchant avec peine. Le dirigeant politique ordonna un nettoyage du site, des travaux de rénovation. Ce « non », pensa-t-il, allait rapidement cesser de l’importuner, de l’agresser.
Bref, les différents « non » que Kashine, l’adolescent Kashine, dissémina à travers la ville et sur divers documents provoquèrent d’innombrables troubles.
On assista à des changements politiques, législatifs, sociologiques (un « non » sur un ensemble de données statistiques affiché dans une administration entraîna une vive querelle et la démission du chef de service). On assista même à un divorce : quand une femme vit dans le dos de son mari, un dénommé Kessler, un énorme « NON », elle l’interpréta comme un message parfaitement clair.
En somme, au bout de quatre mois, à cause d’une série de « non » aléatoires, la ville de l’adolescent Kashine avait complètement changé.

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