Le Postmodernisme ne casse pas des briques

Note : cet article avait des relents insupportables pour une partie de la rédaction. Nous avons discuté de le supprimer mais avons finalement choisi d’écrire une réponse, à lire ici : http://a-louest.info/Betise-et-malveillance-161

« Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper, sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l’homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat. »

Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), Éditions Allia, 1998

« Nous estimons qu’un individu doit tendre à assumer l’universalisme inhérent à la condition humaine. »

L’influence néfaste qu’exercent depuis des années les théories postmodernistes et les cultural studies dans les milieux de gauche, y compris radicaux, a été vivement critiquée à plusieurs reprises. [1] La rhétorique des discours identitaires au sein de ceux-ci, doit demeurer l’objet d’une critique radicale. L’abandon de la problématique de l’exploitation au bénéfice d’une analyse centrée sur les rapports de domination ; celui de l’universalisme au profit de la défense de particularismes et celui du prolétariat révolutionnaire et universel en tant que sujet historique, conduisent des militants dits radicaux à s’éloigner et même à se situer aux antipodes du projet émancipateur qu’ils prétendent porter. Poser la question de l’universalité aujourd’hui, dans ses fondements comme dans ses projets de transformation radicale de la société est une nécessité pour celles et ceux qui partagent encore un horizon révolutionnaire.

L’antitotalitarisme contre la révolution
Le postmodernisme, en rompant avec la primauté de la raison et les courants philosophiques hérités des Lumières, constitue une attaque contre l’idée d’universel et le marxisme. À partir des années 1970 celui-ci fut notamment mis en accusation par les intellectuels antitotalitaristes, via leur critique de l’URSS. [2] Parmi eux, un stalinien repenti, François Furet, s’employa à disqualifier l’analyse de classe et le matérialisme historique à travers son interprétation de la Révolution française qui selon lui ne pouvait s’expliquer par un conflit de classe entre la bourgeoisie et la noblesse, et encore moins par un antagonisme opposant travailleurs urbains et ruraux à celles-ci. Aussi, il en venait à déconsidérer leurs luttes vues comme un dérapage dans le processus révolutionnaire. Ce mépris pour les travailleurs qui auraient dû rester sagement sous le joug des « élites », terme que Furet utilisa pour désigner la haute bourgeoisie et la noblesse libérale, s’accompagnait d’un jugement fort dépréciatif de la violence révolutionnaire. Cela lui permit de dénoncer la Révolution française comme la matrice des totalitarismes, et de condamner l’idée même de révolution. Cette mise en pièce de l’analyse marxiste et de la dialectique (Furet se gardant bien de montrer par exemple comment la violence révolutionnaire pouvait résulter de la violence contre-révolutionnaire), la façon dont l’historien revisite l’histoire à des fins idéologiques, et comment il se pose en procureur ne sont pas sans rappeler les approches méthodologiques utilisées au sein des cultural studies, elles-mêmes inféodées aux thèses postmodernistes, et qui ont choisi comme champs d’études les femmes, les homosexuels, les transsexuels, etc.

Divagations postcoloniales
Indissociables des mouvements parmi lesquels se sont affirmés les groupes précédemment cités, les études post-coloniales doivent beaucoup à la French theory et aux intellectuels qui se sont emparés de la question coloniale à partir des années 1950 (Césaire, Memmi, Fanon, Sartre…). Elles s’attachent depuis la révolte des banlieues françaises de 2005 à analyser la société au prisme de « l’héritage colonial » en attribuant l’essentiel des problèmes sociaux à une « fracture coloniale ». Elles affirment aussi qu’il existe une continuité entre les représentations de l’époque coloniale et celles de la période contemporaine, lesquelles, agissant tel un fil directeur, expliqueraient la persistance du racisme dans la société française d’aujourd’hui. Cependant, les représentations héritées du colonialisme ne peuvent seules être la cause du racisme : qu’en est-il des transformations économiques, de la restructuration du capitalisme et en conséquence des mutations de la classe ouvrière, dont les postcolonial studies ne disent mot ? La question du racisme et, par-delà, celle de l’identité se posaient dans des termes bien différents lors de la période de plein emploi quand la question de la classe prévalait sur les particularismes.
Au lieu de chercher à comprendre des phénomènes historiques et sociaux, les postcolonial studies s’enferment dans une posture dénonciatrice et n’ont pas d’autre but que la reconnaissance par l’État, la république, elle-même dénoncée pour avoir trahi ses valeurs. La pseudo-critique de la république par les postcolonial studies ne remet nullement en cause l’État ou le capitalisme, mais vise à réclamer plus d’égalité, de « justice » et de « dignité », notamment face aux violences policières qui, contrairement à ce qu’elles prétendent, ne sévissent pas seulement en banlieue et contre des personnes d’origine arabe ou africaine. Ainsi, estimant que la république ne devrait pas déroger à ses principes fondateurs d’égalité et de liberté, ils réclament auprès de l’État un nouveau contrat social basé sur une approche multiculturaliste de la société actuelle ou bien racialiste, comme le préconise entre autres le Parti des Indigènes de la République. Ce type de revendications semble aller à l’encontre d’un des grands principes de l’État républicain bourgeois, l’universalisme abstrait. Dans les faits, certains de ses partisans s’opposent farouchement aux demandes de reconnaissances communautaires, en proposant une conception complètement dépassée de la république, doublée d’un patriotisme qui ne fait qu’alimenter la montée identitaire qui sévit actuellement. Quant à l’universalisme que ces républicains entendent sauver, ce n’est plus aujourd’hui qu’une peau de chagrin. L’universalisme abstrait, porté par la bourgeoisie dès 1789, reposait sur le droit. Or, au fil du temps, l’évolution du capital l’a amenée à revoir largement à la baisse ses positions universelles pour concéder, depuis les années 1980, de plus en plus de droits à des groupes qui se vivent comme minoritaires.
D’autre part, la vision a-historique des faits amène les postcolonial studies à une relecture de l’histoire républicaine à l’aune de la colonisation, qui leur permet de passer à la trappe d’autres aspects rendant compte de la complexité et de l’évolution historique du projet républicain. Par exemple, son origine révolutionnaire a permis de jeter les bases de perspectives émancipatrices telles que le premier projet communiste de l’histoire. Des prolétaires pendant et après la Révolution française, des révolutionnaires radicaux comme les Enragés ou Babeuf se sont reconnus dans la république, bien que leur conception de celle-ci soit vite rentrée en conflit avec celle portée par la bourgeoisie, qui finira par triompher durablement à partir de la IIIe République. Ce rappel historique ne vise bien sûr en aucun cas à regretter un modèle républicain réprimé et vaincu par la bourgeoisie, mais de montrer comment il a pu pendant quelques décennies accompagner des luttes et constituer un premier pas vers des perspectives émancipatrices. Avec des limites toutefois, car dès ses origines, le mouvement républicain portait une contradiction qui n’allait pas sans conséquence : l’interclassisme. En effet, lors de la Révolution française, les premières sociétés populaires, qui ont donné naissance à ce mouvement, réunissaient aussi bien des travailleurs que des éléments de la petite et moyenne bourgeoisie.
L’entreprise d’occultation des mouvements révolutionnaires ne s’arrête pas en si bon chemin pour les postcolonial studies lorsqu’elles se focalisent uniquement sur la violence et l’exclusion dont a été porteuse la République française dans les colonies. Alors que celle-ci a aussi durement frappé le mouvement ouvrier en France, que ce soit en juin 1848, durant la « Semaine sanglante » en mai 1871, ou plus généralement lors des grèves réprimées dans le sang par l’armée. Une telle vision nous rappelle certaines lubies tiers-mondistes selon lesquelles les véritables opprimés seraient les peuples colonisés, et non les prolétaires du monde entier, et encore moins ceux de métropole, accusés de tirer les bénéfices de cette oppression ! Cela amène par ailleurs à une certaine conception de l’Occident qui, pour la cause et aux moyens de relectures tordues de l’histoire, est ramené exclusivement à son passé le plus sombre et pour le moins indépassable. À cette négativité s’opposeraient les peuples colonisés (et désormais leurs descendants), porteurs d’une indéniable positivité pour les censeurs que sont nos universitaires et les idiots utiles qui les accompagnent. Une telle conception binaire et différentialiste des rapports sociaux dépouille l’histoire européenne de toutes ses luttes et de toute perspective émancipatrice pour mieux valoriser les révoltes qui ont éclaté dans les colonies. Bien que celles-ci aient été légitimes, les postcolonial studies s’abstiennent de toute critique vis à vis des luttes de libération nationale. Émanant de la petite et moyenne bourgeoisie, elles ne remettaient nullement en cause le rapport capital-travail et préconisaient au mieux un socialisme à marche forcée. Il en résulta l’édification d’États-nations calqués sur le modèle des pays européens, avec la mise en place dans la plupart des cas de régimes autoritaires. L’entreprise de dissimulation des faits, au cœur des procédés des postcolonial studies comme de toute relecture post-moderniste, est illustrée de façon déroutante par la façon dont elles abordent aussi la question de l’esclavage, réduite à la traite atlantique. Ainsi, elles occultent celui-ci comme phénomène interne aux sociétés arabes et africaines, et le rôle primordial de notables africains dans le commerce triangulaire. Ceci n’a aucun sens, car, au vu de la méconnaissance de l’intérieur du continent africain au XVIIIe siècle, et sans intermédiaires sur place, la France et l’Angleterre, premières puissances économiques d’alors, auraient eu de la peine à trouver une main-d’œuvre si peu chère ! Cette lecture, qui méprise à ce point la méthode scientifique employée en histoire et ignore des éléments matériels de base, permet ainsi de dénoncer une fois de plus l’Occident pour mieux l’essentialiser.
Les postcolonial studies achèvent de liquider l’universalisme hérité des Lumières et proclamé par les révolutionnaires de 1789, lorsqu’elles postulent que l’un des piliers du pouvoir colonial résidait dans celui-là même. L’universalisme ignorerait l’hétérogénéité du monde social et constituerait l’un des fondements de l’hégémonie européenne. Ainsi, à quoi bon défendre les caractéristiques universelles puisqu’elles appartiennent dans les faits aux dominants, c’est-à-dire à l’Occident ? En somme, le colonialisme relèverait essentiellement du pouvoir et d’un rapport de domination ; quant à la question de l’exploitation et des rouages économiques à l’œuvre dans l’origine et la perpétuation de ce processus historique, cela ne préoccupe nullement les postcolonial studies. De telles dérives amènent à la déshistoricisation du fait colonial ainsi qu’à celle des continuités ou discontinuités entre la période coloniale et son après.
En opérant sur un mode accusatoire et binaire, dans le but de réécrire l’histoire à des fins idéologiques, les postcolonial studies s’éloignent d’une démarche méthodologique basée sur l’observation et la raison, et non seulement rejettent de fait l’héritage des Lumières, mais accompagnent la montée actuelle des revendications identitaires. Pour Pascal Blanchard un des auteurs de Vers la guerre des identités ? : « Il faut décrire la réalité telle qu’elle est. D’un côté, il y a les Français qui se retrouvent dans le slogan du FN "On est chez nous", ou érigent des stèles à la mémoire des Français d’Algérie dans le sud de la France. De l’autre, ceux qui, dans les quartiers, minimisent les attentats des frères Kouachi. Comment ne pas voir qu’il s’agit aussi d’une fracture entre les héritiers de la guerre perdue des pères et ceux de l’humiliation des aïeux colonisés ? » Ces propos illustrent une fois de plus la propension des postcolonial studies à enfermer des groupes dans des catégories figées et essentialisantes tout en oubliant l’hétérogénéité et les conflits qui leur sont inhérents.
De plus, comment avoir une analyse conséquente et cohérente de la question sociale, lorsqu’on est déjà bien incapable de décrire la situation telle qu’elle est et qu’on réduit celle-ci à la « fracture coloniale » ? Les études postcoloniales assignent des pans entiers de la population à une destinée historique indépassable : les uns victimes d’un « racisme d’État », supposé hérité de la période coloniale, les autres forcément oppresseurs car « blancs ». Ce type d’approche se réduit au cas français, fait l’impasse sur la complexité, ne serait-ce que dans le temps et l’espace, du fait colonial, et calque de façon mécanique la situation actuelle des populations originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, vivant en banlieues, sur celles de leurs ascendants aux temps des colonies.
En contribuant à ethniciser les problèmes sociaux, les postcolonial studies accompagnent les revendications identitaires portées par une petite bourgeoisie issue de l’immigration, qui n’a pas d’autres perspectives que de représenter et d’encadrer les prolétaires postcoloniaux, de recomposer les milieux de gauche dans leur ensemble sur la question de la « race » et d’obtenir une reconnaissance de l’État républicain. De plus, il est déconcertant que de soi-disant révolutionnaires, en endossant une responsabilité collective de l’exploitation coloniale et de ses crimes, en se sentant honteusement « Européen », « Français », « blancs », et « privilégiés », se fassent les porteurs de valise au sein de ces mouvements identitaires et interclassistes. Ainsi, cautionnent-ils doublement la rhétorique de l’identité en vogue. En effet, l’auto-assignation identitaire doublée de culpabilité ne mène nullement vers les chemins de l’émancipation, et n’est que l’image inversée d’une autre, portée par l’extrême-droite, qui vit son appartenance nationale sur le mode de la fierté et de la supériorité. Ces deux attitudes consistent à avoir du pays (qui n’est que pure construction historique), dans lequel on n’a pas choisi de naître, une vision figée, des stéréotypes qu’identaires de gauche comme d’extrême-droite se renvoient à la face dans un stérile sport de combat, sur fond de déni de l’histoire et de rejet de l’universalité.
Les relectures historiques portées par les études postcoloniales formulent ainsi de fausses critiques ; ignorent superbement l’analyse marxiste, dans la mesure où la perpétuation du rapport capital-travail ne constitue aucun problème pour elles ; passent sous silence l’histoire des luttes à visée émancipatrice en Europe et celles du mouvement ouvrier international ; et, sous couvert d’antiracisme et de tiers-mondisme mal digéré, promeuvent un discours différentialiste. En conséquence, comme d’autres chiens de garde de l’idéologie postmoderne, elles contribuent aux côtés du capital à liquider l’universel en actes et en théorie, et à séparer davantage l’homme de son histoire.

Les Lumières, raison critique et raison instrumentale
Les valeurs des Lumières se situent en première ligne des attaques engagées par la French theory des années 1960 et 1970. Ses intellectuels prétendent à une connaissance purement subjective, ce qui permet à chacun de déterminer ce qui est vrai, d’où certaines réécritures de l’histoire comme nous venons de le voir. De plus, les Lumières seraient un courant intrinsèquement occidental qui aurait amené aux pires dérives : colonialisme et régimes totalitaires. Optant pour des transformations partielles de la société, en vue d’une recherche du bien-être immédiat, comme « performer son genre » nous dit Judith Butler, le postmodernisme et ses héritiers sont rivés à un présent sans perspective au détriment de la transmission historique. Aussi abandonne-il l’idée d’universel au profit de normes communautaires : il s’agit en effet de privilégier la notion d’identité, qui ne repose sur aucune temporalité du fait qu’elle « vit sur le mythe de son originalité, de sa pureté ». [3] Les Lumières, qui se développent tout au long du XVIIIe siècle en Europe, s’inscrivent dans un courant intellectuel remontant à la fin du Moyen Âge. Les humanistes énonçaient déjà au XVIe siècle la primauté du sujet et une morale universelle fondée sur la communauté de la condition humaine. Ils se basaient aussi sur la volonté de soumettre à l’examen de la raison les préjugés et les évidences, en adoptant pour cela une démarche sceptique fondée sur l’expérience, et défendaient l’autonomie personnelle ainsi que l’idée de progrès contre le fanatisme religieux. Les Lumières accompagnent la montée en puissance de la bourgeoisie, l’élaboration de l’économie politique en étant une parfaite illustration. Cependant, peuvent-elles se réduire à la seule expression d’une classe se constituant en force politique ? C’est ce que retiennent certains de ses détracteurs, allant parfois jusqu’à disqualifier ce mouvement porté selon eux par des « mâles blancs » et européens.
L’essentialisation de valeurs issues des Lumières comme de toutes celles portées par un universalisme émancipateur atteint des sommets d’ignominie avec la « pensée » décoloniale. Les piètres idéologues du PIR en viennent à déclarer que la violence masculine n’est pas tant un problème, surtout parmi les « racisés », où les hommes sont exonérés de leur comportement sexiste en raison du racisme qu’ils vivent. L’homophobie subit également le même traitement et serait une forme de « résistance ». Ainsi Houria Bouteldja déclare : « Il serait temps, une bonne fois pour toute, de comprendre que l’impérialisme – sous toutes ses formes – ensauvage l’indigène : à l’internationale gay, les sociétés du sud répondent par une sécrétion de haine contre les homosexuels ». De plus, l’universalité de l’homosexualité est niée : cette notion occidentale ne serait pas adaptée au monde arabe et africain. La recherche du bonheur, l’esprit de révolte contre toutes les formes de domination et d’exploitation n’est pas seulement une préoccupation « occidentale » : à toutes les époques et sous toutes les latitudes, des hommes et des femmes ont aspiré à l’émancipation et lutté pour. [4] Par ailleurs, les différentes propositions, au sein des Lumières, en matière politique, économique et sociale montrent de profondes divergences en termes de théorie et d’intérêt de classe. Les mutations économiques du XVIIIe siècle qui préfigurent la première révolution industrielle, la perpétuation du mode d’exploitation féodal de plus en plus mal vécu par les paysans et la réglementation économique propre à l’Ancien Régime créent en France une contradiction qui se traduit non seulement par un conflit latent entre la noblesse et la bourgeoisie, mais aussi par une paupérisation accrue des travailleurs urbains et ruraux. Ce dernier point amène certains intellectuels à rejeter l’idée de libéralisme économique, formulée par d’autres, et à préconiser une société égalitaire, tout en reprenant des thématiques propres aux Lumières, telles que la critique de la religion, l’athéisme, le développement de la connaissance, une éducation accessible à tous. Ce courant égalitariste des Lumières, peu connu aujourd’hui, comporte diverses déclinaisons allant jusqu’à l’idée communiste, qu’on retrouve chez Mably, Morelly, Dom Deschamps, Meslier, Restif de la Bretonne ou Babeuf, qui, trois ans avant la Révolution française, envisageait une société fondée sur la collectivisation des biens et des moyens de production.
De façon plus générale, les Lumières, en énonçant la primauté de la raison, adoptent un cadre méthodologique basé sur l’observation, l’expérimentation, l’argumentation et l’esprit critique qui permet, en se détachant de toute idée préconçue, d’expliquer le monde. Au lieu d’adopter une lecture qui consiste à voir dans les premiers usages de la raison la matrice d’une seule rationalité au service du capitalisme, il convient de replacer dans leur contexte les apports scientifiques et philosophiques de l’époque moderne. L’élaboration de la connaissance scientifique s’est faite dans une volonté de se démarquer des dogmes enfermants de l’Église, qui régentait toute la vie sociale ou du moins avait cette prétention. D’ailleurs, celle-ci percevait ces idées nouvelles comme une attaque contre sa prédominance. Actuellement, alors que le religieux fait un retour, pour le moins meurtrier dans certains cas, l’actualité des Lumières dans son combat contre celui-ci prend tout son sens, contrairement à ce que pourraient laisser entendre des pans entiers de la gauche, aveuglés par le relativisme qui consiste à croire qu’il y aurait une religion des opprimés.
D’autre part, on peut distinguer deux approches opposées de la raison : la raison critique et utopique qui envisage l’émancipation humaine, et la raison instrumentale au service du capital. Alors que la première constitue un outil de compréhension à même de transformer le monde, la seconde se pare d’un fond métaphysique et d’une transcendance, comme en témoigne la mise en place en 1793 du culte de la Raison. Cette prise de position radicale en faveur de l’athéisme visait à remplacer la religion, mais en reprenait dans les formes bien des aspects. En réponse à cela, Robespierre, soucieux de ne pas voir davantage de catholiques basculer dans la contre-révolution, [5] instaure le culte de l’Être suprême, qui célèbre les idées des Lumières, les valeurs bourgeoises (la famille ou l’industrie) et le patriotisme. Ce culte rationnel s’apparentait à une religion puisqu’il réintroduisait l’idée du divin. Ces cultes et d’autres de la même veine montrent l’aspect utilitariste de la raison comme moyen d’encadrement idéologique de la bourgeoisie, dans une tentative d’apaiser, voire de dépasser, les conflits de classe. Ultérieurement, le développement des forces productives va conduire la raison instrumentale à se réduire de plus en plus à la perpétuation des rapports marchands pour se situer aux antipodes de la raison critique.
Comme nous l’avons déjà évoqué, le matérialisme et l’athéisme au XVIIIe siècle émanaient autant de penseurs pré-communistes que de ceux proches des intérêts d’une bourgeoisie en voie de constitution, tels que D’Holbach ou Helvétius. Tous formulaient une critique qui constitue un préalable à toutes les autres, bien que ces derniers en soient restés à celle de la religion et du pouvoir absolu de la monarchie. Cependant, la critique de la religion, des contraintes qu’elle induit dans l’existence des individus jusqu’aux tréfonds de leur vie intime, de ses liens évidents avec le pouvoir et de son rôle dans la perpétuation d’un ordre social immuable et hiérarchisé, démontre le caractère révolutionnaire de la bourgeoisie au XVIIIe siècle. La classe, bourgeoise ou prolétaire, n’est pas une entité figée. Sa conscience, ses pratiques évoluent en fonction de ses expériences, des dynamiques historiques et du degré de conflictualité sociale. De même la classe n’est pas un tout monolithique animé d’un même degré de conscience. Les conflits et les revirements parmi la bourgeoisie durant la Révolution française le montrent bien : une fraction de plus en plus inquiète des revendications ouvrières et paysannes se tourne vers la contre-révolution, alors qu’une autre soutient celles-ci, mais finit, lorsque cela n’apparaît plus comme une nécessité, par se couper du mouvement populaire, dont les aspirations constituent une menace pour ses intérêts, tout en se débarrassant de certains de ses éléments.

Universalisme abstrait et universalisme concret
L’Ancien Régime se distinguait par des rapports sociaux rigides et enfermants que la bourgeoisie et le développement du mode de production capitaliste tendaient à défaire, comme ce fut le cas au sein de la cellule familiale. Déjà à la veille de la Révolution, se produisait un début de libéralisation des mœurs, une multiplication dans les grands centres urbains de femmes salariées vivant seules, éléments qui s’accompagneront en 1792 de la première loi sur le divorce. Dans sa volonté de liquider les structures de l’Ancien Régime afin de libérer les forces productives, la bourgeoisie accomplit un acte révolutionnaire en supprimant les communautés. Bien qu’il ait existé une certaine solidarité au sein des communautés paysannes ou des sociétés de compagnonnage, bien qu’elles aient mené des luttes pour l’amélioration de leurs conditions d’existence, il n’en demeure pas moins qu’elles étaient hiérarchisées et qu’un sentiment profond d’appartenance y prévalait. Une telle rigidité constituait un frein à l’expansion des luttes et à l’émergence d’une fraternité parmi l’ensemble des ouvriers, lesquels partageaient avec les maîtres, c’est-à-dire avec les petits patrons, la conception du métier comme communauté morale et spirituelle structurée et vouée à l’exercice et à la perfection d’un savoir-faire. L’organisation communautaire dans le monde du travail allait ainsi à l’encontre de l’émergence d’une conscience de classe parmi les salariés. L’exemple de la suppression des communautés au moment de la Révolution française montre comment la bourgeoisie, en substituant l’universalisme abstrait aux communautés, ouvre la voie à des revendications fondées sur un universalisme concret et à des perspectives historiques tout autres.
Cependant, la volonté bourgeoise de faire table rase des particularismes, comme en témoigne le projet de l’abbé Grégoire d’éradiquer les langues régionales ou patoises, dans un but de répandre les connaissances, mais aussi de « créer un peuple », au moment où s’élabore l’idéologie nationale, montre les limites de l’universalisme abstrait. Il s’agit en effet de construire une communauté nationale, dans laquelle se fondent les anciennes communautés, et l’homme abstrait : le citoyen. Mais dans l’optique révolutionnaire de réaliser l’émancipation humaine, et non l’émancipation politique accomplie par la bourgeoisie, la suppression de particularités relevant de variations culturelles qui ne seraient nullement incompatibles avec un projet de transformation radicale, telles que les langues, n’a pas de sens. L’uniformisation des pratiques culturelles sous-tendue par l’universalisme abstrait de la bourgeoisie révolutionnaire française constitue un piteux alibi pour le postmodernisme dans sa condamnation de toute idée d’universel. À l’extrême opposé, ce courant considère dans un relativisme béat que toutes les pratiques culturelles se valent, y compris celles compromettant toute perspective émancipatrice, telles que la religion.
Les postmodernistes et les cultural studies se bornent à une critique parcellaire de l’universalisme abstrait, fustigeant des grands principes qui auraient oublié les femmes, les esclaves, etc. En se focalisant sur d’évidentes contradictions (la bourgeoisie n’en est pas à une près), leur pseudo-critique ne peut dépasser le stade de l’indignation et de la dénonciation. L’universalisme abstrait porté par la bourgeoisie française à la fin du XVIIIe siècle est critiquable en ce que cette classe prétend représenter toute l’humanité, dans la mesure où elle apparaît comme celle de l’émancipation face à la classe de l’asservissement, la noblesse. La conscience de cette réalité est si largement partagée dans toutes les catégories sociales à la veille de la Révolution, que la bourgeoisie bénéficie en conséquence du soutien général de la population lors de sa prise de pouvoir en juin 1789, quand elle se déclare Assemblée nationale. [6]
Au lieu de se polariser sur l’universalisme abstrait, illustré notamment par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne faudrait-il pas réfléchir à comment celui-ci créait les conditions de son dépassement par un universalisme concret, porté et mis en acte par tous ceux susceptibles de s’opposer aux intérêts de la bourgeoisie ? Cette contradiction, au cœur des Droits de l’homme de 1789, ignorée par les anti-universalistes adeptes du postmodernisme, qui demeurent comme à leur habitude englués dans une (re)lecture littérale des textes, fut en son temps pointée par le royaliste Rivarol : « Les nègres dans nos colonies et les domestiques dans nos maisons peuvent, la Déclaration des droits à la main, nous chasser de nos héritages. Comment une assemblée de législateurs a-t-elle feint d’ignorer que le droit de la nature ne peut exister un instant à côté de la propriété ? » En effet, les événements viendront confirmer ses dires. La Déclaration, bien que rédigée par des bourgeois soucieux de garantir leurs intérêts de classe, ouvre un champ des possibles qui va au-delà de leurs espérances. Les luttes sociales, avivées par les difficultés économiques, vont s’amplifier, radicalisant le processus révolutionnaire jusqu’à dépasser son contenu bourgeois : jacqueries anti-seigneuriales pour le partage des terres, luttes des classes populaires pour l’accès aux subsistances, grèves de travailleurs pour de meilleurs salaires, révolte des esclaves à Saint-Domingue pour l’abolition de l’esclavage. La liberté et l’égalité énoncées dans la Déclaration ne peuvent se limiter, pour tous ceux-là, à l’aspect juridique. Au contraire, elles constituent pour eux un point de départ vers de meilleurs lendemains : égalité des jouissances, république démocratique et sociale, ou bien encore suppression de la propriété privée et mise en commun des biens. La bourgeoisie révolutionnaire, en proclamant des droits universels, mue par la nécessité de s’assurer l’appui de l’ensemble de la société face à son ennemi irréconciliable, la noblesse, produit une contradiction potentiellement fatale pour son devenir.
Son projet de transformation sociale, le conflit avec la noblesse puis avec la plupart des monarchies européennes amènent la bourgeoisie à s’appuyer sur les classes populaires, mais aussi à les encadrer. L’idéologie nationale en formation fut un moyen de briser les particularismes. Ainsi l’Assemblée constituante refusa de reconnaître le catholicisme comme religion officielle et fit des juifs et des protestants, catégories à part sous l’Ancien Régime, des citoyens français. Elle permit ainsi à la bourgeoisie de substituer aux anciennes communautés deux nouvelles médiations : la citoyenneté et la nation, introduisant ainsi l’homme abstrait, l’homme séparé de l’homme, enfermé en lui-même. « Nous vivons tous dans un ghetto, telles des monades « libres », c’est à dire des êtres autorisés à jouir du droit à l’isolement. (…) L’individu-monade est un être égoïste du fait même de son appartenance à la société civile, jouissant du statut des droits de l’homme. La morale de l’émancipation politique est la négation de l’éthique de l’émancipation humaine. » Ce qu’écrivait Marx en 1843 [7] permet de comprendre comment l’universalisme abstrait produit de la séparation entre les hommes, situation très visible aujourd’hui, où chacun enfermé dans son ghetto, « sa race », « son genre » ou son orientation sexuelle, réclame des droits spécifiques. Alors que la bourgeoisie avait par le passé dissous toutes les anciennes communautés, depuis les années 1980 elle encourage les tentatives de recomposition communautaire en promouvant le différentialisme culturel.

À l’échelle des États, la restructuration du capital et la multiplication des attaques contre les conditions de travail et ce qui reste de protection sociale s’appuient sur des politiques identitaires comme autant de germes portant la division parmi les prolétaires. Dans ce contexte, la bourgeoisie n’a plus rien à proposer, hormis des droits pour chaque groupe autoproclamé minoritaire et victime. Cette prolifération des identités comme autant de marchandises s’accompagne d’une tentative d’occultation de l’analyse de classes dans un but de pacification sociale. Or, ces identités en concurrence dans la course à la reconnaissance par l’État bourgeois ne font qu’accompagner la brutalité des rapports sociaux et ne peuvent qu’accentuer la guerre de tous contre tous.
Selon la théorie révolutionnaire, le prolétariat a seul la possibilité en tant que classe de réaliser l’émancipation universelle, mais il semble disparaître de la conscience contemporaine. En guise de succédané, la politique dite émancipatrice se réduit à des revendications particulières portées par une suite multiple et infinie de sujets (femmes, homosexuels, « racisés », « musulmans », etc.) destinées à être reconnues par l’État. Une part assez importante d’éléments issus de la gauche radicale, en devenant les compagnons de route de mouvements identitaires et interclassistes, en promouvant les thèses postmodernistes, qui ne font que reconduire le rapport capital-travail, contribuent à fragmenter et à affaiblir davantage le prolétariat. Ainsi, ils abdiquent de fait devant toute perspective émancipatrice réelle, et leur combat est bien évidemment à l’opposé du nôtre. Un tel niveau de renoncement et de compromission semble inédit depuis que les mouvements révolutionnaires existent, alors que depuis plus de trente ans la bourgeoisie mène sans relâche une guerre de classe contre le prolétariat.
Enfin, la vision victimaire de l’histoire et des rapports sociaux et la réécriture falsifiée des faits révèlent l’entreprise de démolition de la dialectique, de la raison critique et de l’universalité menée par les postmodernistes et leurs sbires, plutôt accommodants avec cette société toujours divisée en classes et en proie à l’emprise générale de la valeur.

Sandra C.

Notes

[1Cassandre, Nos « révolutionnaires » sont des gens pieux, Janvier 2015 (http://www.non-fides.fr/?Nos-revolutionnaires-sont-des-gens) ; F. Grim et A. Pinot-Noir, Sur l’idéologie anti-islamophobe, Mai 2016 ; (https://vosstanie.blogspot.fr/search?q=islamophobie)Les amis de Juliette et du printemps, La Race comme si vous y étiez ! Une Soirée de printemps chez les racialistes, Automne 2016 ; (http://colorblindisbeautiful.now.im/) ; N. Sidi Moussa, La Fabrique du musulman, Éditions Libertalia, 2017.

[2M. Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Agone, 2014.

[3Fabien Ollier, L’Idéologie multiculturaliste en France. Entre fascisme et libéralisme, L’Harmattan, 2004.

[4Voir à ce sujet l’article de Vivek Chibber, « L’universalisme, une arme pour la gauche », Le Monde diplomatique, n° 722, mai 2014.

[5Ce qui avait été le cas auparavant, notamment dans la Vendée en proie à une guerre civile entre républicains et catholiques royalistes, même si le conflit est loin de se réduire au facteur religieux.

[6« Pour que la révolution d’un peuple et l’émancipation d’une classe particulière de la société bourgeoise coïncident, pour qu’une classe représente toute la société, il faut, au contraire, que tous les vices de la société soient concentrés dans une autre classe, qu’une classe déterminée soit la classe du scandale général, la personnification de la barrière générale ; il faut qu’une sphère sociale particulière passe pour le crime notoire de toute la société, si bien qu’en s’émancipant de cette sphère on réalise l’émancipation générale. Pour qu’une classe soit par excellence la classe de l’émancipation, il faut inversement qu’une autre classe soit ouvertement la classe de l’asservissement. L’importance générale négative de la noblesse et du clergé français avait comme conséquence nécessaire l’importance générale positive de la bourgeoisie, la classe la plus immédiatement voisine et opposée. » Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), traduction J. Molitor, Éditions Allia, 1998.

[7Karl Marx, La Question juive, 1843.

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