Qui a tué mon père

Deux lectures subjectives de Qui a tué mon père et les micro-événements qui vont avec.

1.
Je me suis toujours méfié des gens qui passaient souvent à la télévision. En réalité, je déteste la télévision, tout ce qu’elle porte comme clichés, comme messages politiques, tout ce qu’elle véhicule à travers ses programmes débiles, ses Hanouna et ses The Voice. La télévision pour moi, c’est la mort de l’esprit critique. Pour alimenter mes propos, j’ai lu il y a longtemps « Sur la télévision » de Pierre Bourdieu, qui explique, grosso-modo (vas-y, essaie de résumer Bourdieu), que la construction des programmes télévisés empêche tout débat de fond, toute opposition réelle, et que l’essence même de la télévision est le spectacle. Il n’y a pas de place pour l’intellectuel, la Politique, à la télévision. Par contre, c’est un bon outil pour les politiques, pour les dominants qui ont besoin de propagande.
Je n’ai donc pas la télévision, mais pour m’assurer que mon dégoût est toujours d’actualité, j’essaie de regarder, via internet, les différents zapping des faits marquants quotidiens, me donnant une réelle satisfaction systématique à ne jamais m’affaler devant un des douze mille chaînes qui existent aujourd’hui. J’ai récemment cru comprendre que le nouveau chouchou des médias s’appelait Edouard Louis, un écrivain assez jeune. Un tweet, un combat médiatique avec Macron, une gueule sur toutes les chaînes, c’est reparti. La télévision semble se renouveler qu’au travers de nouveaux visages.

Edouard Louis. Il a 25 ans, il en est à son troisième roman, il parle bien, il est intelligent, il est partout. Il m’insupporte. C’est instinctif, direct, irréfléchi sans doute, mais il domine donc je jalouse. J’ai toujours été fasciné par le processus du « succès », et encore plus par le succès des écrivains, si rare. Le livre ne se vend pas beaucoup, la gloire semble presque impossible à celui qui voudrait ajouter son nom à la liste des génies de la littérature. Alors un buzz pareil, ça m’interpelle : je me procure Qui a tué mon père, son fameux troisième roman qui lui vaut une télé par jour.
J’ouvre la première page et, surprise : « Pour Xavier Dolan ». Je jubile déjà. Trouver des raisons rationnelles à une haine instinctive est un quasi bonheur. On est donc dans cette mondanité intellobobo-gaucho-artisto-engagé-(etj’enpasse), cette gauche faite de privilégiés qui viennent mettre la lumière sur quelques dominés pour, sous couvert de dénonciations et autres engagements, se faire mousser et esthétiser la misère. Il me reste deux heures de train, je vais quand même lire le livre. Il se lit vite, et à ma grande surprise, Edouard Louis n’a pas l’air si privilégié que cela ; moins que moi en tout cas. Le texte oscille entre phrases toutes faites type citation (#Beigbeder) et passages intéressants. Il parle de son père, de ses hypothèses sur sa psychologie, de ses souffrances d’enfant et des maladresses familiales, de l’horreur de la misère. Le texte est plus politique que je ne le pensais, mes a-priori sont mis à mal. L’histoire n’est pas incroyable et le style n’est pas inédit, mais on a envie de savoir où il va, Edouard. J’ai envie de savoir ce qui fait de ce livre pas mal mais pas incroyable, un buzz. Je note quelques passages vraiment intéressants, ou en tout cas, qui font réfléchir.
Aux pages 34/35, on trouve par exemple ceci :
« Je voudrais essayer de formuler quelque chose : Quand j’y pense aujourd’hui, j’ai le sentiment que ton existence a été, malgré toi, et justement contre toi, une existence négative. Tu n’as pas eu d’argent, tu n’as pas pu étudier, tu n’as pas pu voyager, tu n’as pas pu réaliser tes rêves. Il n’y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie. »
Ou par exemple à la page 19 :
« Le plus incompréhensible, c’est que même ceux qui ne parviennent pas toujours à respecter les normes et les règles imposées par le monde s’acharnent à les faire respecter, comme toi quand tu disais qu’un homme ne devait jamais pleurer.
Est-ce que tu souffrais de cette chose, de ce paradoxe ? Est-ce que tu avais honte de pleurer, toi qui répétais qu’un homme ne devait pas pleurer ? »

Et puis, arrive le chapitre trois, celui qui fait basculer le livre du banal au coup de génie. Dans un sens, c’est un peu comme si le roman s’arrêtait et qu’on passait à un article assassin comme on en lit rarement, à une lettre ouverte, à un « J’accuse » 2018. Les deux premiers chapitres ne servaient qu’à cela, qu’à poser le décor, qu’à expliquer le contexte de l’accusation. L’auteur, pendant une vingtaine de pages, excuse son père, en élevant le débat, en dé-zoomant, en balançant de l’analyse politicosociologique.
Il vient nous expliquer en quoi telle loi, décidée par telles personnes (il nomme par exemple Martin Hirsh, Manuel Valls, Nicolas Sarkozy…), a impacté la vie de son père. Il met en perspective des votes nébuleux à l’Assemblée Nationale avec une réalité d’un pauvre, de son père. Il tente de nous faire comprendre que la politique a une influence sur les corps, sur la mort, sur la misère. Il appelle les politiciens qu’il nomme des meurtriers, il déclare la guerre à leur réputation, il coupe toute langue de bois. Le bobo-gaucho-mondain est en fait un sniper-révolutionnaire.

« Chez ceux qui ont tout, je n’ai jamais vu de famille aller voir la mer pour fêter une décision politique, parce que pour eux la politique ne change presque rien. Je m’en suis rendu compte, quand je suis allé vivre à Paris, loin de toi : les dominants peuvent se plaindre d’un gouvernement de gauche, ils peuvent se plaindre d’un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu. Ça aussi c’est étrange, c’est eux qui font la politique alors que la politique n’a presque aucun effet sur la vie. Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir. »

Je ne m’y attendais pas, Eddy m’a mis KO. On lit des choses qu’on lit rarement dans les romans. C’est tout Bourdieu qui est incarné dans un témoignage, c’est tous les tracts résumés dans une accusation. Bien sûr, ses lecteurs sont sans aucun doute des bobos-gaucho-blablo, et il y a tout un débat qui reste un suspens, à savoir l’efficience ou non de passer ce genre de message par ce genre de vecteurs. Mais quand l’hégémonie culturelle du libéralisme est en pleine forme, il faut apprendre à se réjouir qu’un discours plus appréciable vienne faire siffler les oreilles des dominants. Et puis, en me renseignant, je constate que l’auteur à travaillé sur une analyse de l’œuvre de Bourdieu, et je me laisse espérer qu’il sait ce qu’il fait.

2.
On a une nouvelle connaissance en commun, à ce que je vois...
Moi aussi, pareil, quelques images de lui au zapping, quelques secondes de sa pâleur et de ses mots lourds. A moi, pourtant, il me plaît. Je regarde donc son entretien sur mediapart et il surpasse mes attentes. Je me préparais à entendre parler un écrivain c’est-à-dire, à de rarissimes exceptions près depuis que je m’intéresse à la littérature, à être déçue par lui. Là, non. Il parle de son père qu’on assassine, pour parler aussi de tous ceux qu’on assassine, et surtout de ce « on », cet assassin. Il dit qu’il y a des gens derrière ces morts, cette misère et que le sort qui s’acharne n’est pas ni un destin, ni un sortilège, mais simplement une politique. Aucune formule creuse dans sa bouche. Ce n’est pas
la « pauvreté » ou le « monde » ou encore le « système » qui rend son père incapable de respirer et de se déplacer. Il y a des gens à l’origine de ça, qui sont responsables, qui hâtent la mort de plusieurs milliers d’autres. Ces morts arrivent parce que ces gens-là les ont provoquées, causées (qu’est-ce qui nous retient encore de dire « voulues » ?).
« Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte des noms. L’histoire de ta vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t’abattre. L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. » (p.84)
Avant de lire ces lignes et quelques jours après l’entretien de mediapart, je tombe sur une chronique radiophonique à propos de lui. Après un rappel du contenu du livre et de la vision politique qu’il porte, la journaliste nous informe que des proches de Macron ont diffusé la rumeur selon laquelle Edouard Louis était lu et apprécié en haut lieu. Sa réponse :

Tu vois, maintenant, pourquoi il me plaît, non ?
Mais l’essentiel suit, car dans le studio, il y a une autre chroniqueuse, Florence Noiville, du Monde des livres et l’animateur, bien amusé, lui donne la parole. Elle explique avec un rire tout ce qu’il y a de plus faux que Martin Hirsch est justement son mari et que pour elle il est du côté de la vie et pas du côté de la mort mais puisqu’elle croit en la liberté d’expression, elle laisse les gens dire le contraire. Ha ha.
Sa stupidité me vrille les oreilles et ce constat que je fais me laisse plus seule que jamais dans mes embouteillages du matin : elle n’a toujours pas honte. Quand bien même Martin Hirsch a réellement durci le contrôle social sur les plus pauvres et les conditions d’accès aux minima sociaux en transformant le RMI en RSA,
quand bien même il a vraiment promu le Service Civique, le champion des contrats précaires réservé aux jeunes,
quand bien même il a engendré des réformes dont les conséquences concrètes ont été immédiates sur le père de l’intéressé,
quand bien même, on lui en colle la preuve sous le pif,
elle n’a aucune honte.
Elle pouvait se taire et encaisser, se dire que la plupart des auditeurs ignore qui elle est et avec qui elle est mariée. Elle pouvait même assumer sa vexation et déclarer qu’elle ne déclarerait rien. Mais non, elle choisit de prendre le parti de son homme, j’ai envie de dire de son « chef de meute ». Le défendre avec un rire étranglé dans la voix est urgent et primordial, il ne faut surtout pas laisser ceux qu’il a condamnés penser qu’une pourriture a accompli un travail de pourriture. Et que c’est aussi simple que cela.
Les accuser pour leur faire honte est donc bien la moindre des politesses.

Sans déconner, une journaliste du Monde des livres, mariée à un haut-fonctionnaire (fils et petit-fils de haut-fonctionnaire) qui se réclame de la liberté d’expression, ça devrait faire rire les foules. En écrivant ses articles et ses romans, Florence Noiville jouit de quelque chose qu’elle croit être une liberté. Elle ne comprend pas que c’est seulement un privilège, une petite propriété héritée de sa position. Edouard
Louis, lui, ne profite d’aucune facilité à écrire ce qu’il écrit. Il arrache au silence et au mépris des pans entiers de sa vie. C’est par la force que cette liberté se prend, et c’est avec force que dans le camp d’en face ils répondent.
Contrairement à Florence Noiville qui se contente de démentir (se disant sans doute qu’« il en restera toujours quelque chose »), les journaux de droite se sont découvert un sujet d’enquête et d’analyse inépuisable en la personne d’Edouard Louis. Je t’ai fait un petit florilège des titres les plus haineux :
– « Edouard Louis : gros melon et porte-flingues » (parfois affiché dans Google comme « Edouard Louis : gros gros melon et potes de guerre »), Marianne, 14 juin 2018.
– « Edouard Louis, beaucoup de violence et peu de tendresse », La Dépêche, 24 mai 2018.
– « Vrais révoltés ou faux indignés ? Les rebellocrates », Marianne, 14 juin 2018, journée faste.
– « Romans d’été : ceux-là non plus, ne les emportez pas à la plage », Slate, 30 mai 2018. (Qui a tué mon père fait partie d’un top 4 des plus mauvais livres à l’eau de rose aux côtés du roman d’une comédienne de Plus belle la vie.)
– « Indignés médiatiques : « leur premier objectif, c’est qu’on parle d’eux », Marianne, 16 juin 2018.
– « Edouard Louis est-il la nouvelle Christine Angot ? », Elle, 6 juin 2018.
– « Qui a tué mon père d’Edouard Louis : père, impair et passe », Le Figaro, 16 juin 2018.
– « Edouard Louis, en toute complaisance », Marianne, encore, 5 janvier 2016.
– « Dans Libération, Edouard Louis et Manuel Valls se demandent pourquoi les terroristes sont méchants », Marianne, 5 août 2016.
– « Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie : le chantage à la sociologie », Marianne, toujours, 22 janvier 2016.
– « Edouard Louis : Plus rebelle que moi tu meurs ! », Marianne, enfin, 5 août 2014.
– « Le village d’Eddy Bellegueule à la gueule de bois », Le Parisien, 12 avril 2014.
(Et je ne dis rien de la rumeur qui l’accusait d’avoir fait rédiger son livre par un des rédacteurs de Macron...)

Les journaux qui l’accusent de haine de classe et de prolophobie sont d’ailleurs ceux s’obstinent à utiliser son nom de naissance, Eddy Bellegueule. (C’est un classique pour décrédibiliser son adversaire que de changer son nom, a fortiori si ça peut le renvoyer via ses origines à une position sociale d’infériorité. Exemple : pas une seule fois dans sa carrière, Jean-Marie Le Pen n’a prononcé correctement, sans bafouiller, le nom d’un de ses ennemis, qui plus est s’il est de consonnance étrangère.) Cela participe d’une belle opération réactionnaire : remettre chacun à la place qui lui est assignée, dans son identité sociale.
Les mêmes journaux se sont rendus chez sa mère pour recueillir sa réaction à la sortie d’En finir avec Eddy Bellegueule, premier roman d’Edourd Louis qui justifiait son choix de rompre avec le milieu qui l’a vu grandir. Traquer l’affect intime blessé et écraser avec tout discours politique. Et en profiter pour recréer un portrait socialement conforme : une unité familiale – les enfants entourant leur mère – et une esthétique attendue – photo vite faite, entre les murs du quotidien, dans les vêtements du quotidien et l’attitude grave – celle des gens normaux, des français moyens. Tels sont les pauvres acceptables, soumis, dans l’incompréhension et dans la plainte, dans la tristesse, des victimes de l’ingratitude ou du mépris des bourgeois parisiens. Je suis dévorée de mépris pour ce monde
où on se sait intoxiqué par l’air, l’eau et la nourriture,
où on ne peut s’endormir le soir qu’en parvenant à oublier les gens pris au piège des bateaux qui coulent en Méditerranée,
mais
où il est impardonnable de mettre sa mère face à un miroir.

Cette haine qui est à moi, j’ai l’impression, à ce moment-là dans ma bagnole, alors que je me rends à mon taf sous-payé, que c’est Edouard Louis qui a voulu me la rappeler. Son bouquin, indirectement, vient me montrer que, jusqu’à présent, c’est ça l’ordre des choses, que jusqu’à présent, ma place est celle-là. Je lirai donc son livre.
Je me le procure, moi aussi. Il porte un bandeau rouge, un bandeau rouge qui dit seulement : « Edouard Louis ». Pas besoin d’en dire plus, tout le monde est censé savoir, tout le monde l’a vu à la télé, c’est le phénomène littéraire du moment. La citation que je trouve dans les premières pages met en lumière quelque chose que je crois juste. Tu sais, comme quand quelqu’un a pile les mots pour dire ce qui tournait dans ta tête comme un moineau effrayé et que tu n’arrivais pas à attraper. Quelque chose s’illumine : pour nous, Edouard Louis n’a rien d’un phénomène. Ce qu’il dit à la télé ne nous ouvre pas les yeux. Rien de ce qu’il dit ne me choque, son livre ne me surprend pas une seule seconde. Il dit ce que les dominés savent depuis toujours. Tu sais à quoi ça me fait penser ? A Orelsan : c’est simple, simple, basique, à condition d’avoir les bases. Ce qui me semble phénoménal, par contre, c’est l’air de nouveauté des journalistes qui accueillent ses propos.

Viens, je leur donne cette citation et on se quitte là. Peut-être que ça vous donnera envie de lire le livre.
« Quand on lui demande ce que le mot racisme signifie pour elle, l’intellectuelle américaine Ruth Gilmore répond que le racisme est l’exposition de certaines populations à une mort prématurée. »

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