« Trois kilos de bronze artistiquement moulés »

Maurice T. avait la meilleure place. Juste sous la statue.

Il s’était levé aux aurores, avait pris le R.E.R., à cette heure-là, ça allait, en plus, le premier Mai, pas trop de monde, et pas de cette populace qu’on ne voit pas, n’importe comment, aller fêter le Jour du Travail alors qu’elle ne fout rien, vit aux crochets de la nation, c’est-à-dire des Français qui, eux, bossent ou qui ont du mal à en trouver, du travail, justement parce que cette populace lui pique, le travail. C’est peut-être compliqué à dire alors que c’est très simple, pense Maurice T. grimpé sur les rebords du socle de la statue de Jeanne d’Arc, celle qui est dorée, celle qui est place des Pyramides, encore un grand souvenir de la grandeur de la France et de Napoléon qui, lui au moins, savait y faire avec les Mamelucks. Et Maurice T. était content, très content, fier même, d’avoir réussi à investir cette place-là, qu’il avait convoitée depuis longtemps, il avait même préparé le terrain, s’était livré à quelques repérages de week-end et voilà, il était juste sous la statue de Jeanne, la bonne Lorraine, pas une Sofia, non une Jeanne, et, surtout, presque en face du podium où Jean-Marie était entouré de sa garde prétorienne, ceux qui, à n’en pas douter, allaient enfin s’occuper de la France et faire de ce pays tranquille, blanc comme le camembert, le lieu rénové où il y aurait enfin du travail pour tous, une armée respectée, une police vigilante, où l’on pourrait se balader tranquillement en banlieue sans se faire agresser et sans se croire dans un des souks d’Alger ou de Dakar. Et il se tenait surtout à une place où il allait pouvoir, à l’instar de son Maître, dressé sur ses ergots comme un coq français, juste en face de lui, voir passer les troupes et défiler tous ceux pour qui la France n’est pas un gros mot.

Et il sait tout de cette statue, Maurice T. C’est Frémiet qui l’a sculptée, juste avant le siècle, Frémiet à qui l’on doit aussi l’archange au-dessus du Mont-Saint-Michel et quelques œuvres un peu plus vulgaires comme ce dénicheur d’ours du jardin des Plantes que tous les enfants connaissent, les vrais enfants, ceux qu’on amène au Muséum et qui écoutent ce que leur disent leurs mamans. Et il connaît l’étrange histoire du modèle de cette statue, une jeune lorraine de Domrémy, c’est Frémiet qui avait voulu ça, et qui est morte, plus tard, dans l’incendie de son garni, pauvre et démunie, sans doute victime, elle aussi, d’un maquereau étranger ayant profité de sa douce jeunesse. Un signe divin, s’il en était. Et cette jeune fille inconnue devait être assise à la droite du Seigneur, peut-être qu’elle regardait d’En Haut le défilé, peut-être qu’elle était fière que les vrais Français s’amassent sous ce portrait d’elle-même. Et Maurice l’aimait d’autant plus cette statue, qu’elle était recouverte d’or, et que donc elle en devenait impérissable, comme justement une certaine idée de la grandeur de la France, et qu’on ne voyait pas ainsi le bronze en dessous, entre le vert et le noir, et c’était pour cela que Maurice T. n’aimait pas l’autre statue de Jeanne d’Arc, dans le treizième, le quartier jaune, où ça la foutait mal que le visage de Jeanne soit noir.

[…]

Il alluma une Gauloise, la seule vraie cigarette depuis la disparition des Celtique, et pas question de fumer une Gitane (de l’enfumer, oui, ah ah) comme avant il s’était toujours interdit les Boyard (tous des cocos à la Seita1).

Il aspira une longue bouffée et rejeta, la bouche tordue vers le haut, un long nuage de fumée qui partit lécher les flancs du cheval sur lequel était assise, majestueuse, Jeanne, sa Jeanne, la Jeanne de tous les Français.

Et, rongées par les gaz de bagnole, les couilles du canasson se détachèrent alors de la statue, trois kilos de bronze artistiquement moulés, qui percutèrent de plein fouet la tête bien faite de Maurice T., et l’éclatèrent comme une pastèque de Tlemcen quand la godasse d’un légionnaire shootait dedans.

1. SEITA : Société Exploitatrice Industrielle des Tabacs et Allumettes. (NDLR)

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