La communauté dont le regret ou le désir animent Rousseau, Schlegel, Hegel, puis Bakounine, Marx, Wagner ou Mallarmé se pense comme la communion, et la communion a lieu, dans son principe et dans sa fin, au sein du corps mystique du Christ [1].
Dans cette deuxième partie de notre lecture de La communauté désœuvrée, le but est d’atteindre le cœur du versant critique du texte de Nancy : qu’est-ce qui, dans les conceptions classiques de la communauté, est la cause du paradoxe d’une communauté qui se supprime elle-même en se « réalisant » ?
« Réaliser » la communauté, c’est la constituer comme une chose identifiable, nommable, aux contours délimités : un parti, une bande, une nation, un état, une république, une entreprise, etc. Ce faisant, la communauté se met en quête d’une identité ; c’est-à-dire qu’elle s’ordonne à la nécessité de rester identique à elle-même et s’enferme dans un rapport de soi à soi qui ne tolère plus aucun dehors : elle n’est égale qu’à elle-même et ne se construit qu’au regard d’elle-même. Ses membres doivent alors incarner individuellement l’identité collective pour ne pas la dissoudre dans l’hétérogénéité : par exemple, en réaction au surgissement de différences sexuelles, culturelles, religieuses, ethniques, sociales, etc., nous assistons de la part de la population, des administrations, de la justice, des gouvernements successifs, etc. au rappel, à la précision et à l’extension sans fin des critères à satisfaire pour être un bon français ou du moins un bon citoyen au-delà du statut administratif, ce qui a pour effet immédiat d’exclure une part de plus en plus importante de la population de la communauté.
Pour comprendre la dynamique d’une telle symbiose et la manière dont elle se retourne contre la communauté qu’elle vise pourtant à réaliser, nous suivrons Nancy dans son analyse de la communion chrétienne, qui a le mérite de faire apparaître les ressorts de la communauté conçue comme une relation fusionnelle ou une symbiose entre les individus.
La communion dans le corps du Christ
Nancy rappelle les deux plans de l’existence de Dieu. Dieu existe d’une part comme deus absconditus, c’est-à-dire comme le dieu invisible qui n’intervient ni directement ni manifestement dans le monde des hommes. Mais à travers le Christ, né parmi les hommes pour accomplir la Loi et ainsi sceller la nouvelle alliance, il existe d’autre part comme deus communis, le dieu homme ou le dieu frère des hommes, dont il partage en partie la nature et l’histoire. Chacun aime l’humanité à travers le Christ, le dieu homme, dans la mesure où il en incarne le sens et la destinée, et le Christ à travers l’humanité dans la mesure où aimer son prochain revient à honorer ses commandements et à favoriser le règne de Dieu. Alors, les chrétiens constituent le corps du Christ (l’Église) et ne font qu’un en lui, de la même manière que le Christ est présent en chacun d’eux – c’est ce que rappellent la consommation de l’hostie et du vin, du corps et du sang du Christ, par laquelle le chrétien s’allie au Christ et le Christ à lui. La communion est donc aussi bien spirituelle que charnelle ; elle relève d’une fusion intégrale des individus.
Communier sans rapports
Le rôle du Christ est ici d’ordonner les individus à la communauté, soit le multiple à l’un. C’est en s’alliant à lui que chacun s’allie à tous et que la communauté forme une unité. Cela permet de repérer le problème majeur de la communion : la consistance ou l’essence de la communauté étant le corps du Christ, c’est avec lui que chacun est en relation plus qu’avec les autres membres de la communauté. La communauté est donc ici conçue comme une chose, comme l’œuvre de chacun considéré individuellement (chaque chrétien doit aimer le Christ et faire exister sa parole en servant l’Église), et non pas comme l’ensemble des rapports qui constituent et qui lient des êtres singuliers. Pleinement réalisée, si tant est qu’elle puisse l’être, la fusion ne permet pas d’envisager les relations entre les individus, mais uniquement leur identification et leur participation à un tout dans lequel ils s’effacent et duquel ils ne se distinguent plus : « je suis un ouvrier et un exemplaire du corps du Christ, et le corps du Christ c’est moi ». Plus largement : « je suis un ouvrier et un exemplaire de la communauté, et la communauté c’est moi ». La genèse de la communauté est donc recherchée dans le rapport de l’individu à lui-même, dans la présence de soi à soi – il comprend la communauté en tant qu’il se comprend lui-même et inversement – plutôt que dans ses rapports aux autres. La communion, la communauté fusionnelle est une collection d’individus qui entretiennent chacun isolément une relation d’identification avec l’incarnation du tout : l’Église, mais également l’État, la République, le Führer, le Parti, etc. Si chacun cherche à se confondre avec chacun et à se fondre dans une entité collective, ce n’est donc pas en vertu de rapports étroits qui le lient aux autres, et qui risqueraient d’introduire une infinité de combinaisons, des variations, des déviances, des sous-groupes, bref du multiple et non de l’identité ; mais c’est au contraire le cheminement vers une absence de rapports qui soutient la formation d’un groupe fusionnel. Chacun se conforme isolément, dans son coin, au groupe.
Précisons que le nombre importe peu et que tout ce qui vient d’être dit vaut aussi bien pour deux personnes. Deux amis ou deux amants qui revendiquent une relation fusionnelle perdent l’espace qui les sépare et par lequel passent tous les rapports aux autres personnes et aux autres choses qui les constituent eux et leur relation. C’est en essayant de ne former qu’un individu, qu’une conscience, qu’une perspective, qu’ils perdent l’entre et par conséquent tout rapport et par là toute singularité. Mettant de côté les rapports qui le constituent comme s’ils étaient inessentiels, chacun tente de se réduire à ce qu’il a d’essentiel, à son noyau dur, et en fait à l’abstraction de l’individu, de l’identité, du sujet, etc, jusqu’à finalement devenir complètement interchangeable.
Nous ne sommes pas des individus ou des sujets
Il faut donc bien comprendre que l’objet de la critique de Nancy n’est pas la disparition de l’individu dans le groupe, mais la solidarité conceptuelle entre individu et communion. Il s’agit pour lui d’en finir avec une métaphysique de l’individu qui empêche de penser la communauté autrement que comme communion. C’est à cause de l’individualisme ; c’est parce qu’on se fonde plus ou moins consciemment sur l’hypothèse que l’individu est une réalité première et inconditionnée – et dire qu’il est déterminé par sa culture, sa condition sociale, son éducation, etc. ne suffit pas à sortir de cette hypothèse : la prise en compte des déterminations sociales, aussi importante et éclairante soit-elle par ailleurs, maintient souvent un sujet qui traverse toutes les situations en restant identique à lui-même, et qui sera par ailleurs coloré, ou en quelque sorte rempli par telle culture, telle classe sociale, etc. –, que la pensée et l’expérience de la communauté dégénèrent immanquablement en tentative de communier. Le fantasme de la fusion et de l’homogénéité totale est le paroxysme de l’individualisme : les rapports irréductibles les uns aux autres entre des êtres singuliers irréductibles les uns aux autres se trouvent réduits et transformés en un individu (l’Eglise, la Nation, le Peuple, le Parti, l’Entreprise, la Société, etc). Comme il est la plus petite unité indivisible, un moi-je irréductible – il ne l’est qu’hypothétiquement ; une erreur ne peut pas effacer le réel qui persiste à nous rappeler que nous sommes constitués de rapports – l’individu n’est fait que d’un bloc monolithique et imperméable à ce qui l’environne, ou plutôt n’est-il marqué qu’en surface par tout ce qui l’entoure, mais sa structure persiste et reste identique à elle-même (c’est précisément ce que désigne l’identité). Or, deux individus disposés côte à côte, ignorant les rapports qui les constituent mais également qui les lient ; ignorant qu’ils se constituent dans leur liaison et que leur liaison se constitue à partir de tout ce qui les relie aux autres êtres et au reste du monde, ne peuvent qu’imaginer la fusion et la ressemblance en guise de rapport, c’est-à-dire de communauté. Un communisme qui vise une autre forme de communauté que la communauté-fusion, c’est-à-dire que la communion, doit donc s’affranchir de la métaphysique de l’individu, et c’est dans cette voie que nous suivrons Nancy dans le prochain article.
- fin de la deuxième partie -
[1] J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, 4e édition, Paris, Christian Bourgois, 2004, p. 31
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