Viens on joue avec les livres et Denys Moreau

Une présentation digressive du livre Spinoza, un kif compliqué de Denys Moreau.

Denys Moreau, il dessine et il écrit, et il publie dans la revue numérique Les Cahiers du bruit. S’il y en a bien un qui est fort pour jouer avec les livres, croyez-moi, c’est lui.
Il vient de publier un livre aux éditions 6 pieds sous terre, qui s’intitule Spinoza, un kif compliqué et qui est sous-titré « Lecture distraite et illustrée en à peu près cinq parties ».


(C’est Spinoza en train d’écrire son Ethique)

Deux trois choses que je sais de Denys Moreau :
il a illustré La Fabrique de crimes de Paul Féval, pour les éditions La Robe noire ;
il a crée une série dessinée qui s’appelle Les Révoltés du Spoutnik ;
il traite des sujets d’actualité intéressants comme la politique, les pesticides, le surimi ou la mortadelle
il tient un tumblr intitulé Le Passage des vraquiers
il dessine des scènes de supermarché ou de bar
il met le doigt sur des grands projets irréalisables comme réussir à sauter une deuxième fois quand on est en l’air ou penser/classer les diverses bourrasques qui parcourent le monde
il aime bien dessiner l’alcool, les bagarres, les musiciens, les maladies chelou et les bestioles
il a publié des bouquins sur le skate, l’école d’agriculture et de nombreuses menaces
il expose tous les ans à la Foire aux croûtes de Brest
il varie, en ce moment, sur le thème de Frankenstein
il a envoyé deux planches à la ZAD (http://lescahiersdubruit.com/contribution-dessinee-a-la-reconstruction-de-la-zad)
il raconte les bouquins qu’il a lus
et parfois aussi ses lectures.

Je dis bien « ses lectures », parce qu’il ne se contente pas de résumer une intrigue, de synthétiser une pensée ou de donner son avis sur le travail d’un écrivain. Il raconte, en dessins, l’histoire de lui-même, lisant tel ou tel livre. Le contexte dans lequel ils se rencontrent, lui et le texte. Comment il lit Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, au lieu de se concentrer sur la rédaction de son mémoire de socio
au lieu d’abandonner la socio, peut-être,
ou au lieu de râler sur son collègue qui utilise un logiciel de dictée vocale. Comment il dévore tout Jules Vallès dans la chambre 317 d’une résidence étudiante de l’université de Bourgogne. Comment, enfin, il estime qu’il ne sait pas raconter les bouquins.

Or, précisément, ce qui se produit quand il raconte sa lecture à lui, son expérience la plus singulière, c’est qu’il rallume en vous une de vos expériences singulières et que les bouquins se font écho. Pas juste les intrigues, d’ailleurs, les états émotionnels, les souvenirs personnels qui entrent en rapport à une œuvre, les moments de la vie aussi. Je n’ai pas lu Pessoa en supportant la dictée hésitante d’un collègue accro à la technologie, ni Jules Vallès dans une résidence universitaire cosmopolite se dépeuplant peu à peu, et je n’ai pas du tout lu l’Ethique de Spinoza mais, attention, moi aussi j’en ai vécues des choses, s’il vous plaît, merci.

J’ai lu, vers 20 ans, le dernier tome des Harry Potter (le vrai dernier tome, je ne compte pas L’Enfant maudit, que j’ai préféré oublier aussitôt lu, toi-même tu sais). Il était en anglais, parce que depuis le n°5, ma mère me les offrait en anglais. Quand je l’ai reçu, j’avais pensé : « Ouais, je sais pas, bof ». Repas de Noël : à l’apéro, liée à la saga par une sorte de fidélité, j’ouvre le livre... et, au dessert, je l’ai presque fini, emmurée vivante dans ma lecture. Je n’entends plus rien, on me cause, j’entends rien, la télé, je l’entends pas, d’te façon j’ai rien à dire, trop la flemme de discuter, je veux que bouquiner et penser à la magie. Je suis redevenue petite.

J’ai lu Passion simple d’Annie Ernaux dans mon bain. Je sais pas, une intuition. Je me souviens avoir trouvé que ça faisait moderne. C’était la première de deux longues séries de livres qui ne m’ont jamais déçue : ceux lus dans le bain et ceux écrits par Annie Ernaux.

J’ai lu, dans le cadre large de mes études, c’est-à-dire par curiosité, un livre chelou : Le Sentiment géographique de Michel Chaillou. C’était un rêve réflexif du XXe siècle sur un blockbuster littéraire du XVIIe, l’Astrée d’Honoré d’Urfé. C’était très beau, très libre comme forme d’écriture. Quand j’y repense, c’était même presque le récit d’une lecture. Ça se mariait très bien avec le début de l’été que je voyais de la fenêtre de ma chambre. Les HLM d’en face avaient presque quelque chose de bucolique. J’ai fini le bouquin, j’ai même pris des notes, j’étais attentive et pourtant je n’y ai rien compris.

Bibliothèque du Taslu à la ZAD. Il pleut. Je tombe sur Anna, soror... de Marguerite Yourcenar. C’est écrit gros. C’est l’histoire d’un amour entre frère et sœur – motif littéraire qui m’est cher. Le titre, déjà, m’enchante qui contient un palindrome (Anna) et un presque palindrome (soror) – procédé littéraire qui m’est cher –, du latin et une ponctuation d’abord inexplicable. Je lis l’intégralité du livre dans une position bizarre : assise sur ma jambe repliée pour ne pas m’asseoir directement sur le sol mouillé, la tête posée sur le bras, coude en appui sur le genou, un petit peu en boule parce que j’ai froid. (Ah, si je savais dessiner ça !) Je lis en réalité l’intégralité moins trois pages, car la bibliothèque ferme ses portes et qu’avant de repartir avec un livre on doit prendre le soin de le couvrir.

J’ai lu tous les Chats de Geluck sur le canapé un peu trop raide de mes grands-parents. Les pages sentaient l’odeur de leur maison, peinture, poussière et cuisine. Le Chat, c’était mon grand-père en personne, lourdeur du corps et de l’humour comprise, génie parfois. Je conçois difficilement que des gens qui ne connaissent pas mon grand-père aient pu lire cette BD et je n’envisage pas la lire moi-même ailleurs que dans cette maison et dans ce passé-ci, où mon grand-père n’est pas encore mort.

J’ai lu avec colère et moquerie un best-seller au titre neuneu. J’étais furieuse après la camarade de classe qui me l’avait prêté en échange du Baron perché d’Italo Calvino. Je trouvais son contre-don vraiment pas à la hauteur de mon présent. Simple faute de goût de sa part ou franc snobisme de la mienne, peu importe, mais la violence des sentiments inspirés par cette rencontre littéraire m’interdit pour toujours de réitérer avec l’auteur.

« Je m’assois. Je lis « l’Ethique » de Spinoza. »
Dans Spinoza, un kif compliqué on entrevoit le contexte de la lecture de Denys Moreau ou du personnage qu’il met en scène : achat chez un bouquiniste ; début de lecture, assis à un bureau ; rêves zarbi qui jalonnent la lecture ; l’Ethique abandonnée dans le vide-poche de la bagnole. On capte aussi beaucoup de sa vision particulière, ses images mentales affinées par le dessin : les affects sont des champignons, Dieu un parpaing, les relations de causalité finissent souvent dans le pinard et la réciprocité dans le ping-pong. On trouve, évidemment, quand même un peu de Spinoza (j’ai de vagues bases qui prenaient des airs de réminiscences, par exemple « persister dans son être », hein ?). Mais on voit – enfin, surtout, par dessus tout – ce qu’il y a de commun entre le personnage qui lit et moi-même quand je lis. Ce qu’il y a de capricieux dans la lecture, de borné dans notre incompréhension, de notre abandon, de notre exigence. Ce caillou dans la chaussure de la conscience qui fait dire : « Je crois que Spinoza serait pas du tout fier de moi ».

Le personnage qui lit, même quand il fait sa vie, est représenté par des traits neutres, réduits. Moi-même, de ce que j’en sais, quand je lis, je n’ai pas de physique particulier, pas d’allure singulière. Je suis à peine moi-même. J’ai des yeux, point. Eventuellement, un corps, s’il m’encombre ou s’engourdit. Je ne sais pas à quoi ressemble mon visage, mon regard. Est-il vide ? Hagard ? Hébété ? Concentré ? Ailleurs ? Est-ce que j’ai la même tête, que je lise Rutebeuf ou une recette de cuisine, Tom-tom et Nana ou Le Coran, Marx ou Histoire d’O. ? (Et quand j’écris, d’ailleurs ? Regard reflexe vers un miroir, qui ne sert à rien.) Quelle tête j’ai, quel corps, quand je lis ? Impossible de le dire. Je me perçois comme un regard, du coup, comme un gros œil, qui me résume entièrement et par lequel tout passe. Ou à la rigueur, comme un crâne énorme, surface aux dimensions du monde, où n’importe quelle scène lue a l’espace d’être projetée. Quand il ne fait que lire, le personnage de Spinoza, un kif compliqué a des yeux et un nez, point. Sa bouche apparaît s’il s’en sert pour crier ou manger. On ne sait pas vraiment s’il est présent dans toutes les situations illustrées ni, en admettant qu’il l’est, lequel il est au sein d’un groupe.
Mais qu’on pense à ce que c’est que lire et comprendre un texte de philosophie, à la position qu’il faut adopter pour cela. Cette indécision ou indistinction entre moi-même et les autres : that’s it !

« Mon petit Pessoa intérieur »
C’est aussi un rapport à l’auteur en train de se construire que montre Denys Moreau.
Lire un livre, c’est aussi ça : se déplacer de plus en plus familièrement dans le monde, la tête ou la bouche d’un auteur. En d’autres termes, se représenter ses propos (ou se les jouer), le comprendre (ou penser avec lui) ou l’imiter.
Tout ne se passe pas forcément facilement : parfois, on est bloqué sur un mode. On suit bien l’histoire, on se la joue bien dans notre petit théâtre mental, et pfft on oublie tout sitôt le livre refermé. Ou alors on repère uniquement les tics de l’auteur, ses mots comme s’ils n’avaient pas de sens. L’étudiant Jean-Paul Sartre, qui lisait et relisait Descartes, apprivoisait, en même temps que sa pensée, les tics de langage de son maître et composait un morceau intitulé « De Dieu. Derechef qu’il existe ».

Or, toute lecture n’aboutit pas à un succès. Si vous tenez la liste des livres que vous avez lus, parcourez-la et vous verrez qu’il y en a un sacré paquet dont vous n’avez aucun souvenir. Même si vous avez la manie de ne jamais rien oublier. Je tiens cette liste avec une honnêteté parfaite, et avec une parfaite candeur, je m’étonne : j’ai donc lu Hernani ! Une journée d’Ivan Denissovitch ! Le Royaume de ce monde ! Ça en fait du beau monde qui ne doit pas du tout être fier de moi.

« Le Spinoza de Moreau »
Quand je pense à une bibliothèque, je suis traversée par de vagues souvenirs de Borges et de Umberto Eco, je ne peux m’empêcher de penser à un labyrinthe. Sur l’étagère (axe horizontal), sont posés des livres (axe vertical) qui portent en eux un certains nombre d’idées (axe foisonnant, axe idéal, axe merveilleux, appelez ça comme vous voulez). Il arrive que des livres se répondent entre eux, implicitement ou explicitement, jetant des ponts évidents entre l’un et l’autre. Mais dans le regard d’un lecteur, n’importe lequel, pas besoin d’être particulièrement expérimenté, d’autres ponts, plus fragiles, des lianes peut-être, apparaissent :
tel livre nous fait penser à tel autre qu’on a lu le même été
ces trois-là ont été conseillés par la même personne
des détails ou des contrastes les rapprochent (livre qui se passe en été et livre qui se passe en hiver, L’année de la grande sécheresse et Un roi sans divertissement)
on confond deux auteurs qu’on n’a pas lus
les couvertures ou les titres sont dans le même style (attention : Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part n’a pas été écrit par le même auteur que Les Ecureuils de Central Park sont tristes le lundi)
S’il était possible de matérialiser tous ces liens, on ne pourrait plus s’approcher à moins d’un mètre de sa bibliothèque. Ces liens multi-multiples prouvent encore, s’il en était besoin, que le classement idéal n’existe pas plus que le classement satisfaisant.

Aux liens qui existaient déjà dans ma tête, Spinoza, Un kif compliqué en ajoute une quantité considérable :
Il devient un satellite de la galaxie des livres de philo, et plus précisément ceux dont j’ai une vague idée mais dont je pense depuis toujours qu’ils sont trop compliqués pour moi.
Il rejoint évidemment La Fabrique de crimes de Paul Féval et même Vigdis la farouche de Sigrid Undset (aux éditions La Robe Noire).
Il lie son auteur à Jean-Bernard Pouy, père de Spinoza encule Hegel. Et comme les liens font des allers-retours, je pense que Pouy a sorti cette année Ma Zad, bouquin lui-même relié aux deux planches de Denys Moreau. Et que Denys Moreau a publié une critique de Ma Zad.
Il tisse un lien de gémellité avec un livre de référence que je ne lirai sans doute jamais, Spinoza et le spinozisme de Pierre-François Moreau qui, à ce qu’on m’a dit, est surnommé par les pros « le Spinoza de Moreau ».
Enfin... jusqu’à présent.

Avant que vous ne me quittiez pour aller jouer dans votre bibliothèque, laissez-moi vous conseillez de vous procurer Spinoza, un kif compliqué. Et de passer jouer à grande échelle avec les 5000 titres de la bibliothèque du Diable au corps. Elle est ouverte du lundi au vendredi de 16h à 19h, et on vous attend.

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