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J’ai lu La douleur il y a quelques années. Cela ne s’était pas fait sans secousse : à l’époque, je passais beaucoup de temps dans les transports en commun, donc je lisais beaucoup. Ce jour-là, j’allais à une fête d’anniversaire, et j’ai emporté ce livre que je ne connaissais pas de Marguerite Duras. La violence des émotions se mélangeait aux secousses du bus. J’ai dû descendre quelques arrêts plus tôt pouvoir finir le livre, pleurer tranquille et ne pas être malade. J’ai failli appeler les gens chez qui je me rendais pour me décommander : j’allais à une fête d’anniversaire. Or, d’un coup, rien ne comptait plus au monde que ces quelques personnes (et pas de simples personnages), leur vie, leur amour et leur douleur partagés, et, confusément, absurdement, moi, ma place à moi dans cette histoire.
Et si l’expérience de La douleur a été significative pour moi, c’est que malgré cela ou en raison de cela, elle est attachée à quelque chose de positif, comme de la joie, de l’espoir, ou peut-être simplement de la force. Je vais essayer ici de vous montrer pourquoi.
Pour compléter ce que montre et dit le film, et surtout pour faire une place à mon souvenir de lecture, j’ai choisi quelques extraits du texte, éclats de la douleur des déportés, des résistants, des femmes de l’arrière, des camarades et des amours éternelles.
Par-delà l’attente
D’abord, parlons un peu du texte. Il s’agit d’un journal tenu par Marguerite Duras à la toute fin de la guerre, en avril 1945, oublié puis redécouvert par elle dans les années 80. Prodige de la mémoire humaine. Elle ne se souvient pas l’avoir écrit mais est confondue par l’écriture et les souvenirs qu’elle reconnaît comme les siens.
« Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m’épouvante quand je la relis. Comment ai-je pu de même abandonner ce texte pendant de nombreuses années dans cette maison de campagne régulièrement inondée l’hiver.
[…]
La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant ces pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. »1
Ce qu’elle raconte dans ces pages, c’est l’attente du retour de son mari, l’écrivain Robert Antelme – nommé Robert L. – des camps de concentration nazis. Elle consigne chaque jour la fatigue impardonnable de ceux qui attendent. Et les autres, ceux qu’ils attendent et qui ne rentreront jamais, et les survivants, qu’ils n’imaginaient pas voir revenir aussi morts. Elle attend. À en devenir folle. Elle attend avec sagesse, avec déraison, avec courage et lâcheté. Elle participe au recensement des prisonniers revenus, elle se laisse dépérir, elle soutient les femmes qui attendent, elle arrête de chercher le nom de Robert Antelme sur les listes, comme s’il ne pouvait revenir que si elle oubliait qu’elle l’attend. Elle joue avec l’idée de sa mort déjà survenue, se torture à le visualiser mort « dans un fossé, la tête tournée contre terre, les jambes repliées, les bras étendus »2. Elle n’en finit plus de souffrir. C’est comme dans les vers d’Eluard : « Je te cherche par-delà l’attente / Par-delà moi-même / Et je ne sais plus tant je t’aime / Lequel de nous est absent ».
Puis il est retrouvé mourant à Dachau et reconduit à Paris où elle et leurs camarades le veillent et le ramènent à la vie. Ils sont « emporté[s] par la passion de sauver Robert L. de la mort »3 et jour après jour, contre la fièvre, ils voient cet homme qui pèse à peine quelques kilos de plus que l’air échapper miraculeusement à l’extermination.
« Je suis devenue son flic, celui par lequel il mourra »
Le film d’Emmanuel Finkiel, lui, commence un an avant ces événements, quelques jours après l’arrestation de Robert Antelme. Toute cette première partie s’appuie sur un autre texte publié avec « La douleur » et intitulé « Monsieur X., dit ici Pierre Rabier ». Marguerite Duras y raconte sa rencontre avec l’agent de la Gestapo responsable de l’arrestation de son mari. Une relation particulière se noue entre eux : elle est partagée entre le danger qu’il représente et l’espoir qu’il puisse réellement la mettre en contact avec son mari ; puis entre la nécessité d’avoir l’air innocent et l’objectif de le livrer à la Résistance. Lui est un sadique un peu amoureux (d’elle ou des intellectuels en général) et qui voit en elle un terrain où éprouver sa force.
Elle décrit un piège en train de se refermer, on ne sait pas trop, au début, sur qui, une personnalité invivable, une relation faite de dissimulations multiples et intenses. Il n’en reste à la fin que le poids dans la conscience de Duras de quelqu’un qu’elle a connu d’une manière unique, sans affection ni nostalgie, étant elle-même devenue « son flic », celle qui va le faire mourir. Après l’échec de son exécution par la Résistance, elle témoignera lors de son procès, et à charge et à décharge.
« On a essayé de le soustraire à l’appareil judiciaire et de le tuer nous-mêmes, de lui éviter d’en passer par la filière habituelle des Assises. L’endroit était même prévu, boulevard Saint-Germain, je ne sais plus où précisément. On ne l’a pas trouvé. On a donc prévenu la police de son existence. La police l’a retrouvé. Il était dans le camp de Drancy, seul.
Au procès j’ai témoigné deux fois. La deuxième fois j’avais oublié de parler de l’enfant juif épargné. J’ai demandé à être entendue de nouveau. […] J’ai dit aussi avoir appris entre-temps qu’il avait également sauvé deux femmes juives qu’il avait fait passer en zone libre. Le procureur général a hurlé, il m’a dit : « Il faudrait savoir ce que vous voulez, vous l’avez accablé, maintenant vous le défendez. On n’a pas de temps à perdre ici. » J’ai répondu que je voulais dire la vérité, afin qu’elle ait été dite pour le cas où ces deux faits auraient pu lui éviter la peine de mort. Le procureur général m’a demandé de sortir, il était excédé. La salle a été contre moi. Je suis sortie. »4
C’est ici la nature politique de leurs rapports qui ressort : elle veut sa mort, mais qu’elle lui soit donnée par ceux qu’il a tué. S’il doit être jugé par la Cour d’Assises, elle tient à livrer tout ce qu’elle sait de lui. Tout ce qui faisait de lui l’homme qu’elle allait tuer, tout, tout ce qu’il fallait accepter d’éliminer avec lui. La Cour d’Assise, finalement, n’a pas la même légitimité à le condamner que la résistance.
Le film montre bien une ambiguïté : son dégoût sous couverture, sa dissimulation complète, cette espèce de fascination pour l’ennemi absolu, qui plus est quand elle comprend qu’elle lui plaît. Il tend même à suggérer une attirance. Pourquoi pas, après tout, une attirance née de cette fascination, de cette perte constante de répères. Mais ce qui manque, alors que c’est bien l’émotion-couvercle de ces épisodes, celle qui vient par-dessus toutes les autres et le moindre événement : la peur. Mais pas n’importe quelle peur, plutôt l’Effroi. Une peur totale dominant les esprits, comme les légendes l’imaginaire collectif :
« Les Allemands faisaient peur comme les Huns, les loups, les criminels, mais surtout les psychotiques du crime. Je n’ai jamais trouvé comment le dire, comment raconter à ceux qui n’ont pas vécu cette époque-là la sorte de peur que c’était. »5
Une de leur rencontre, dans le film, montre cette peur : elle vient de voir la foule molester un résistant arrêté quand Rabier surgit, lui parle de la dénonciation de son mari et l’entraîne près du lieu de son arrestation pour lui faire avouer qu’elle connaît l’endroit. Ils se disputent et elle s’enfuit, ne sachant s’il va la poursuivre et l’arrêter, voire l’abattre. La voix off de Marguerite décrit son malaise physique dont la peur est la cause, et les gestes mécaniques qu’elle se sent effectuer pour imiter la vie normale. Toutefois, le film rogne les éléments antérieurs fondateurs de cette peur : l’insistance de Rabier pour toujours la revoir, son apparition par hasard au moment où elle doit mettre en contact deux résistants, la certitude qu’il enquête sur elle, la mise à l’isolement de Marguerite par rapport à sa section pour des raisons de sécurité. Et la version écrite de la scène que je viens de décrire est bien plus violente, et Rabier encore plus pervers :
« […] nous passons justement devant la rue Dupin, où mon mari et ma belle-sœur ont été arrêtés. […] il pose sa main gauche sur mon épaule, le visage tourné vers la rue Dupin, il dit : « Regardez. Aujourd’hui, il y a exactement quatre semaines jour pour jour que nous nous connaissons. »
Je ne réponds pas. Je pense : « C’est fini. »
« Un jour, continue Rabier – il prend le temps d’un large sourire –, un jour j’ai été chargé d’arrêter un déserteur allemand. Il m’a fallu d’abord lier connaissance avec lui et ensuite il m’a fallu le suivre où qu’il aille. Pedant quinze jours, jour après jour, je l’ai vu, de longues heures chaque jour. C’était un homme remarquable. Au bout de quatre semaines je l’ai mené vers une porte cochère où mes collègues nous attendaient pour l’arrêter. Il a été fusillé quarante-huit heures après. […] Il y avait ce jour-là également quatre semaines que nous nous connaissions. »
La main de Rabier était toujours sur mon épaule. L’été de la Libération est devenu de glace.
Dans la peur le sang se retire de la tête, le mécanisme de la vision se trouble. Je vois les grands immeubles du carrefour de Sèvres tanguer dans le ciel et les trottoirs se creuser, noircir. Je n’entends plus clairement. La surdité est relative. Le bruit de la rue devient feutré, il ressemble à la rumeur uniforme de la mer. Mais j’entends bien la voix de Rabier. J’ai le temps de penser que c’est la dernière fois de ma vie que je vois une rue. Mais je ne reconnais pas la rue6. Je demande à Rabier :
« Pourquoi me raconter ça ?
- Parce que je vais vous demander de me suivre », dit Rabier.
[…] « Mais à vous je vous demanderai de me suivre dans un restaurant où vous n’êtes jamais allée. J’aurai l’extrême plaisir de vous inviter. »
[…] Entre la première phrase et la deuxième phrase, il s’est passé le temps de faire une certaine distance, un peu moins d’une minute et demie, le temps d’arriver au square Boucicaut. Il s’arrête de nouveau, et cette fois il me regarde. Je le vois rire dans un brouillard. Dans un faciès très cruel, terrible, le rire indécent éclate. La vulgarité aussi, tout à coup, elle se répand, nauséabonde. »7
Leur dernière rencontre, dans le film, se fait dans un restaurant fréquenté par des Allemands et des gestapistes. La libération de Paris n’est plus qu’une question d’heures. Sûre de sa victoire politique et d’être bientôt débarassée de lui, Marguerite laisse paraître sa joie. Cela lui permet en prime de mieux masquer sa tension car deux de ses camarades sont présents dans le restaurant, chargés de repérer Rabier avant son exécution. (« La perspective de l’arrivée de D.8 dans ce restaurant n’est pas imaginable. Je crois que dès qu’ils entreront, si beaux, si jeunes, la police allemande les reconnaîtra. »9) Puis, après le retentissement d’une alerte au bombardement, ils se retrouvent seuls dans le restaurant. Il l’invite dans un studio à proximité, ce qu’elle refuse, en continuant de jouer son rôle. Elle l’embrasse sans conviction. Le tout ressemble à une scène d’adieu, ou vulgairement, de râteau.
En vérité, au moment où sa peur l’abandonne parce qu’elle réalise sa victoire sur lui (au sens premier : sa victoire va devenir réelle car elle va vraiment le renverser et le tuer), il ne peut s’agir d’un simple refus. Elle a forcément plus que jamais conscience de leur hostilité :
« Ce matin-là je ressens très nettement que c’est celui qui arrête des juifs et les expédie aux crématoires qui ne résiste pas au spectacle que j’offre à ses yeux, celui d’une femme maigre et souffrante – du moment qu’il en est la cause. […] ma destinée était entre ses mains. Ce pouvoir est conféré à la fonction policière. Mais d’habitude on est coupé de ses victimes, dans la police, lui en me connaissant il avait la confirmation de son pouvoir, il connaissait la chance merveilleuse d’entrer dans l’ombre de ses actes, de jouir de cette clandestinité de lui-même à lui-même »10
Dans le livre (dans la vie), il n’y a pas de baiser concédé dans un restaurant évacué. Il y a une fin de repas libératrice et un trajet à vélo où la haine ne se cache plus :
« Je lève la main droite une seconde et je fais mine de le viser, bing ! […] Je ris. Je le vise derrière la nuque. On va très vite. Son dos s’étale, très grand, à trois mètres de moi. Impossible de le rater tellement c’est grand, bing ! Je ris, je rattrappe le guidon pour ne pas tomber. Je vise très bien, le milieu du dos me paraît plus sûr, bing ! »11
Et il y a bien une invitation déclinée, mais aucun des deux ne cherche plus à duper l’autre :
« Il savait que je n’accepterais jamais. Il l’avait demandé pour l’avoir demandé, comme avant de dire adieu. Il était dans une grande émotion, mais sans conviction véritable. La peur déjà l’occupait trop. Et disons, le désespoir.
Il abandonne brusquement la partie. Il rentre sous une voûte et s’éloigne de son pas de fonctionnaire. »12
Anatomie de la douleur
Le film est chronologique, ce qui n’est pas le cas des textes qui composent La Douleur, classés par ordre d’importance. Le récit de cette relation particulière de l’année 1944 suit les pages de l’attente et du retour de Robert Antelme. Et cela ne semble pas être un détail car ce qui est douloureux dans « La douleur » se tient déjà tout seul, sans qu’il soit besoin d’y lier la rencontre avec Pierre Rabier. Cet homme n’ajoute rien à la douleur tellement polysémique de Marguerite. À une peur absolue, totale et pluricausale succède une souffrance pire encore.
Celle de Robert déporté, mort, manquant, mourant, malade, survivant,
« Hier après-midi il est allé voler du pain dans le frigidaire. Il vole. On lui dit de faire attention, de ne pas trop manger. Alors il pleure. »13
Celle de sa femme qui l’attend, le regarde, le sauve, l’aime et le quitte
« Le calcul infernal : si je n’ai pas de nouvelles ce soir, il est mort »14
Celle de ses amis qui le veillent
« On m’a dit après que la concierge avait décoré l’entrée pour l’accueillir et que dès qu’il était passé, elle avait tout arraché et qu’elle, elle s’était enfermée dans sa loge, farouche, pour pleurer. »15
Celle de Dionis qui regarde Marguerite qui regarde Robert
Celles que causent l’inconstance de la vie – Marguerite qui lui confirme son désir de divorcer de lui
Celle des bombes à retardement – on lui apprend la mort de sa jeune sœur
« Je crois qu’on a tous vomi. Lui, répétait les mots : « Vingt-quatre ans », assis sur le lit, les mains sur sa canne, ne pleurait pas »16
Celle qui vient d’avoir – un peu, une seconde – voulu qu’il ne rentre pas, qu’il ne monte pas jusqu’à la porte de l’appartement
« Je n’ai pas pu l’éviter. Je suis descendue pour me sauver dans la rue. Beauchamp et D. le soutenaient par les aisselles. Ils étaient arrêtés au palier du premier étage. Il avait les yeux levés.
Je ne sais plus exactement. Il a dû me regarder et me reconnaître et sourire. J’ai hurlé que non, que je ne voulais pas voir. Je suis repartie, j’ai remmonté l’escalier. Je hurlais, de cela je me souviens. La guerre sortait dans des hurlements. Six années sans crier. Je me suis retrouvée chez des voisins. Ils me forçaient à boire du rhum, ils me le versaient dans la bouche. Dans les cris. »17
Celle, enfin, en forme de spirale, d’aimer si fort un homme qu’on n’aime plus ; et de ne plus aimer assez cet homme qu’on aimera toujours
« Dès ce nom, Robert L., je pleure. Je pleure encore. Je pleurerai toute ma vie. Ginetta s’excuse et se tait.
Chaque jour elle croit que je pourrai parler de lui, et je ne peux pas encore. Mais ce jour-là je lui dis que je pensais pouvoir le faire un jour. Et que déjà j’avais écrit un peu sur ce retour. Que j’avais essayé de dire quelque chose de cet amour. Que c’était là, pendant son agonie que j’avais le mieux connu cet homme, Robert L, que j’avais perçu pour toujours ce qui le faisait lui, et lui seul, et rien ni personne d’autre au monde, que je parlais de la grâce particulière à Robert L., ici-bas, de celle qui lui était propre et qui le portait à travers les camps, l’intelligence, l’amour, la lecture, la politique, et tout l’indicible des jours, de cette grâce à lui particulière mais faite de la charge égale du désespoir de tous. »18
De cette dernière, sans doute finit-on par guérir avec un peu de bonheur, parce qu’au milieu des tourments conjugués de la guerre, elle a causé et accompagné une victoire énorme, à laquelle plus rien ne permettait de croire et qu’on peut se rappeler « à chaque heure de chaque jour […] : « Il n’est pas mort au camp de concentration. » »19
1- Marguerite Duras, La douleur, P.O.L., 1985, réed. Gallimard, Folio, 1993, p. 12.
Nous faisons la distinction entre le recueil de textes de guerre intitulé La douleur et le journal par lequel il commence, « La douleur », qui traite spécifiquement de la fin de la guerre et de ceux qui y survécurent.
2- Idem, p. 16.
3- Idem, p. 71.
4- Idem, p. 134.
5- Idem, p. 108.
6- C’est ce passage sur la peur qui est repris dans le film.
7- Idem, p. 106-107.
8- L’homme nommé ici D. est Dionys Mascolo, alors amant et camarade de Marguerite Duras et meilleur ami et camarade de Robert Antelme. Elle l’épousera en 1947 à quelques mois de donner naissance à leur fils Jean.
9- Idem, p. 125.
10- Idem, p. 127.
11- Idem, p. 132.
12- Idem, p. 133.
13- Idem, p. 78.
14- Idem, p. 59.
15- Idem, p. 69.
16- Idem, p. 79.
17- Idem, p. 68-69.
18- Idem, p. 84.
19- Idem, p. 85.
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