Charlie Hebdo, 13 novembre, État d’urgence perpétuellement prolongé, interdictions de manifestation, perquisitions, surveillance des mosquées, etc. On connaît. Le fait que depuis novembre 2015, les faits qualifiés de terrorisme ou leur prétendu démantèlement médiatisé se soient succédés, quasiment au rythme d’un tous les trois mois prouve assez la totale inefficacité de cette agitation. Elle a, en revanche, largement fait ses preuves en matière de contrôle et de criminalisation de la population – les musulmans, d’une part, les opposants au régime, d’autre part.
Cette nouvelle génération de mesures sécuritaires amène avec elle une nouvelle esthétique gouvernementale, une sorte d’art officiel à l’image de l’époque. Virtuel et vide et grossier, donc.
1) Ceci n’est pas jeu.
A l’hôpital d’Elbeuf, vue début septembre 2016.
Sans doute à cause des mesures Vigipirate récemment apparues dans le cadre de mon boulot, j’ai cru que cette affiche avait un rapport avec l’état d’urgence. A ma décharge, le message est confus : identité, sécurité, présentez vos papiers…
Dans mon erreur, je l’avais adorée, cette affiche : l’idée du Monopoly et de « Vous n’êtes pas dans un jeu » m’avaient bluffée. Parce que c’est vrai que j’aime Magritte. Et j’aime bien aussi les efforts de l’Etat pour donner l’illusion du métissage et de l’égalité : Li-Zhu, Kamel, Joakim, Franco. Franco ?...
L’infantilisation du public, de plus, est rarement aussi manifeste dans la propagande officielle, même dans l’univers médical où elle est la norme. Enfin, j’avais surtout aimé la révélation qu’elle avait provoquée : depuis les attentats, je pensais effectivement à un jeu. Un jeu vidéo, plus précisément, le plus triste, le moins graphique, le plus conventionnel et normalisant qui soit : les Sims.
En effet, les attentats, réels ou déjoués, ont été modélisés et reconstitués pour la télévision par des sociétés de communication qui utilisent un logiciel appelé EasySim 3D. La plupart du temps, il leur sert à faire des vidéos promotionnelles pour des décorateurs d’intérieur ou des projections pour les urbanistes. Un petit coup de GTA de temps en temps, ça doit les changer, c’est sûr. Cet outil qui s’est imposé comme remplaçant ou complément du récit, qu’apporte-t-il ? Je ne m’attarderai pas ici à disserter sur le poids des images, je ne m’étonnerai pas de découvrir que le but final du journalisme télé est la traque d’images qui n’existent pas. « Mais pourquoi d’aussi crades ? », telle est la question qui m’est régulièrement revenue. Si j’ai parfois l’impression de vivre dans le futur, ce genre de vidéo me permet de me calmer : pas de perfectionnement technique en vue, je retrouve l’enfance ingrate de l’art. Peut-être pas celle de la propagande.
2) Attentat déjoué du train Thalys.
Une marionnette de guignol qui cherche la merde.
Que voit-on exactement dans ce type d’images ?
On voit des choses claires, univoques, manichéennes. Les gentils, les méchants. Les premiers, des gens qui vivent normalement, circulent, subissent des flux ou y prennent part. Une imitation de la vie des masses. Et les seconds qui surgissent dans tout cela, parfois sous forme de silhouette entièrement rouge ou orange, tirent sur les pleupleus et se font exploser.
On voit également des choses plus complexes, mais qu’on ne parvient plus à démêler : des personnages lisses, sans expression, avec des gestes imprécis, calqués les uns sur les autres. Dans le film sur l’attentat déjoué du Thalys, le terroriste est en gros plan, mais il a surtout la tête inclinée, front en avant. Il ressemble à une marionnette de guignol qui chercherait la merde. Pas de réel changement d’expression, mais une attitude générale un peu différente. Ce ne serait donc que ça, commettre un attentat ou se faire descendre par le RAID, l’aboutissement général d’une attitude un peu différente ?
Mettons-nous deux secondes à la place des concepteurs des vidéos ou de ceux qui les commandent et paient : que risquent-ils à montrer l’horreur et la panique sur les visages des victimes, et une hésitation, une peur, un geste vain chez le preneur d’otage ? Dans le premier cas, la cartoonification, le grotesque, le ridicule - et en matière de comm, il tue. Dans le second cas, ils risquent leur guerre.
Ils s’en tiennent donc à une saine irréalité et c’est au spectateur, au cœur de l’assaut médiatique, de faire le tri. La neutralité, la nullité des personnages signifie finalement une chose et son contraire : à la fois l’anonymat des victimes à laquelle on peut parfaitement s’identifier et l’absence de sentiments et de motifs du terroriste. Ainsi la véritable terreur s’installe et perdure qui consiste pour le spectateur à être partagé entre deux certitudes : « Cela arrive à tout le monde, donc cela va m’arriver » et « Ils font ça parce qu’ils sont fous ou inhumains ».
3) Intervention des forces spéciales.
Le boss final du jeu.
Une des vidéos représente l’assaut de la police sur deux personnes retranchées dans une baraque. Les personnages avancent tous sans bouger les jambes, en glissant sur le sol virtuel. On voit l’équipe bleue entrer, arme à la main, et se diriger vers une pièce fermée. Ils ouvrent la porte et font abondamment feu sur un orange qui réplique, tandis qu’un autre orange se courbe et explose. Le sol, ensuite, s’effondre sous lui.
En termes d’information, on n’apprend strictement rien. Seulement, alors que d’habitude les interventions du RAID ou du GIGN sont plus ou moins secrètes, celle-là, on peut la montrer. Et on ne la montre pas n’importe comment : les hommes glissent, leurs déplacements sont millimétrés, pas de paroles, pas de gestes, pas de regards superflus. On dirait un ballet. L’idée c’est que le travail de la police est parfaitement accompli et maîtrisé. C’est chez ces virtuoses qu’est la force et pas chez les terroristes. Celui qui se fait exploser a un geste à lui, mais incompréhensible, disgracieux, superflu, comme un spasme. Différent des autres, incompréhensible, étranger et imprévisible jusque dans son corps. L’autre se fait tirer dessus plusieurs fois, mais il ne tombe pas. Gilet par-balle ? Tirs ratés ? On ne sait pas, mais quelque chose en nous le reconnaît à sa résistance surhumaine, c’est le boss final d’un jeu vidéo : celui qu’il faut achever pour gagner.
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