A propos de « l’école à la maison » : il faut oser dire qu’il n’y aura pas eu de cours

Qu’il n’y ait pas de malentendu : à tous les niveaux, les professeurs ont immédiatement utilisé et inventé mille et mille moyens pour prendre contact avec les élèves et étudiants, leur transmettre des cours, des exercices, des corrigés, des indications de lecture, pour leur fixer des rendez-vous en vidéo, afin de partager des exposés, des entretiens …

De nombreux élèves se sont saisis de ces propositions, en ont fait bon usage et en sont reconnaissants. C’est une expérience généralement partagée : professeurs, élèves, sans oublier les parents, consacrent sans compter temps et énergie à ce travail. Autant de manifestations des compétences, de l’intelligence, de l’engagement, de la générosité de toutes et tous. Ils ont raison d’être fiers de cette mobilisation. Nous n’en sommes pas étonnés. Tout cela nous inspire davantage encore d’attention et de respect à l’égard de toutes celles et ceux qui, résolument, quoi qu’il arrive, « font » l’école.
Madame Ndiaye devra donc rendre des comptes au sujet de ses déclarations tonitruantes postillonnant l’arrogance et le puissant mépris qui contaminent sa conscience, comme celle du gouvernement dont elle est, décidément, l’excellente « porte parole » : en toute rigueur sanitaire, et respectant une vitale « distanciation politique, et morale », on se gardera bien sûr, plus que jamais, de l’écouter …
Je crois cependant très important de réfléchir à ces moyens, ces méthodes, ces instructions, voire ces injonctions, que désigne, pour le Ministre Blanquer et le gouvernement, la formule « l’école à la maison ». Pour les raisons, que je soumets au débat, mais sans doute d’autres encore, je pense qu’il faut oser dire qu’il n’y aura pas eu d’école, pendant cette période de confinement.

- Les cours, et donc l’école, s’adressent, par définition, à tous les élèves, tous les enfants, tous les jeunes. C’est à cette seule condition que ces deux termes, « cours » et « école » peuvent être légitimement utilisés. Or, comme chacun le sait, et là encore, à tous les niveaux, les outils numériques (correspondance électronique, vidéo …) ne sont pas accessibles à tous. Il n’y a pas d’ordinateur dans toutes les familles. Quand il y en a un, tous en ont besoin. Et même lorsqu’on dispose de la machine, tous ne sont pas également capables de l’utiliser efficacement. La maîtrise de la langue écrite et parlée, l’environnement familial et social, l’expérience vécue et l’histoire scolaire de beaucoup d’enfants, de jeunes et de parents ne leur permettent pas d’en tirer profit. Les professeurs eux-mêmes en font quotidiennement l’expérience : l’usage de l’ordinateur pour le travail scolaire est en soi souvent un défi technique, pédagogique et subjectif. Sans compter les problèmes aussi concrets et déterminants que l’accès à des réseaux convenables de communication ou l’approvisionnement en cartouches d’encre. Ne parlons même pas de l’usage d’un téléphone : outre le fait que les professeurs n’ont pas vraiment l’habitude de mettre cet appareil au centre de l’enseignement, c’est le moins qu’on puisse dire, chacun admettra qu’à l’exception de possibles cas d’urgence, il n’est tout simplement pas possible de l’évoquer de bonne foi.
Si les chiffres « communiqués » par le ministère, concernant les élèves impossibles à joindre, ne méritent aucune confiance, c’est parce que ces pourcentages lancés en pâture aux médias ne peuvent à l’évidence pas tenir sérieusement compte des situations de désarroi et d’inquiétude que vivent, à des degrés multiples et divers, une proportion considérable de jeunes et de familles concernés.
Quelques mots encore sur cette ahurissante annonce par le ministre Blanquer d’un pourcentage d’élèves « perdus » … Depuis plusieurs décennies sommée d’admettre des inégalités entretenues et creusées par la politique systématique des Rectorats consistant à doter les établissements déjà à tous points de vue les mieux dotés, l’école s’est habituée à « s’inquiéter » des chiffres d’absentéisme et de décrochage. Mais voilà maintenant qu’elle est invitée à s’accommoder d’un chiffre d’élèves « perdus ». En vaillant chef de guerre Blanquer prévoit une fourchette de perte : en quelque sorte des victimes collatérales, civiles. On peut prendre le pari que la publication plus ou moins officielle du pourcentage d’élèves « perdus » aggravera le cas des établissements qui rencontrent le plus de difficultés, dans les « classements » des écoles, collèges et lycées, et diminuera d’autant leurs chances de voir les Rectorats « investir » en leur faveur. Ce sera bien sûr accompagné de regrets et de lamentations, sans compter les conseils et contrôles de rigueur. A contrario les chefs d’établissements de pointe ne manqueront pas d’afficher les « innovations » dont leurs équipes auront fait preuve !
Ces chiffres ont donc pour fonction majeure de lancer une … bataille de chiffres dans le but d’éviter, autant que possible, d’avoir à répondre des problèmes de fond que soulève « l’école à la maison ». Cette formule dont la paresse ne prétend même pas à l’oxymore, est un pur slogan publicitaire, en vérité absurde, honteux. Le ministre Blanquer et ses communicants n’ont pas pu résister aux vieux fantasmes : le précepteur, toujours soumis, à la maison et les séjours linguistiques à l’étranger pour les futurs décideurs, et la « communale » pour les autres, en attendant les « colonies de vacances éducatives », et, à terme, les centres d’apprentissage aux filières dictées par les bassins d’emploi … S’il peut à la rigueur y avoir l’école à l’hôpital, ou en prison, il n’y a, en principe, « à la maison », ni professeurs ni élèves, et il n’y a, à proprement parler, de cours, qu’en classe, c’est-à-dire à l’école. Et si l’école n’est pas, également, pour tous, et de tous, elle n’est, tout simplement, pas l’école.

- C’est que ce dispositif doit aussi être réfléchi quant au fond : quels en sont le contenu, les principes, les enjeux, les objectifs, les effets ? Dans les mesures prises et les consignes données au nom de « l’école à la maison » l’enseignement est organisé autour de la transmission de savoirs et de l’acquisition de compétences, et cela conformément à ce que prévoient les programmes officiels. Or, contrairement à ce que ressassent à longueur de discours et de « formations » tant d’experts « autorisés » de l’Education Nationale, le « cours », la « classe » et « l’école » ne se réduisent ni à transmettre des savoirs ni à évaluer des compétences. Ce qui est partagé dans le cours, c’est aussi et peut-être surtout, la réflexion sur ces savoirs : l’histoire de leur découverte, les conditions de leur légitimité, leurs effets, les questions qu’ils résolvent et celles qu’ils soulèvent … Le cours vise à être une expérience commune de pensée, d’interrogation et d’imagination. Une expérience composée, comme une pièce musicale, de mouvements qualitativement distincts : l’exposé d’une difficulté, ou la rencontre d’un texte, la proposition d’une hypothèse de résolution ou d’une interprétation, l’exploration des questionnements ou objections possibles ... Cette expérience est orchestralement permise, produite, créée, par le collectif spécifique, singulier, que constitue la classe, élèves et professeur. Le cours n’est réductible ni à l’écrit ni à l’oral : il suppose non seulement l’articulation des deux, mais aussi l’échange, la mise à l’épreuve et la reprise incessante de propositions de formulations, à l’écrit comme à l’oral, ce qui suppose, pour tous, l’écoute des propos et interventions, l’observation échangée des regards, des froncements de sourcils ou de la distraction, le risque et l’écoute des soupirs, du rire, du murmure, le brouhaha même de la répétition ou de l’atelier, le silence, l’attention, la concentration de chacune et chacun, tout comme les défis, les effort renouvelés, les cris de déception ou de victoire, au gymnase ... C’est ainsi, à ces conditions, que le cours, toutes disciplines et tous niveaux confondus, est une sorte de grand brouillon collectif et vivant où tous s’éveillent à la pensée en répondant à l’interpellation de grands objets de savoir, en découvrant et faisant résonner leur sens profond : un moment de « connaissance », au sens étymologique du terme.

Il est déjà arrivé, et il arrive aujourd’hui, dans des moments de grandes catastrophes historiques, auxquelles les sociétés et leurs gouvernements ne sont jamais étrangers, que cette expérience ne soit pas possible, pas tenable. C’est même peut-être un des critères qui permettent de mesurer la gravité d’une catastrophe. Et on peut poser l’hypothèse que le renoncement organisé à la liberté et à l’exigence du cours, à tous les niveaux de l’école, au profit de l’utilité et de son « évaluation », est sans doute, depuis des décennies … catastrophique. C’est pourquoi il est, en ce cas, à la fois insensé et scandaleux de prétendre, une fois de plus, que la seule mobilisation des outils numériques peut s’y substituer.

La mobilisation de ces outils ne réalise en effet aucune des conditions essentielles d’un cours, au sens strict du terme. La contrainte chronophage du message écrit, toujours à la fois trop définitif et trop éphémère, pèse lourdement sur l’interlocution et la dimension subjective du cours. La vidéo n’y change rien quant à l’essentiel : elle privilégie les portraits et monologues. Malgré le « côte à côte » et « chacun à son tour », le collectif est à la fois atomisé et figé, comme une photo de classe à laquelle on aurait associé une série d’enregistrements. Le problème n’est évidemment pas que ce dispositif permette la transmission de savoirs et l’acquisition de compétences, mais de prétendre réduire le cours à ces « résultats » en les isolant des conditions vivantes, c’est-à-dire de l’intelligence, de leur production et de leur exposition. Contrairement à ce que ressassent tous ceux, à commencer par le ministre Blanquer, son « conseil scientifique », ses consultants et ses relais, qui gouvernent à coup de propagande, de mensonges et de censure, chaque cours est, comme son nom l’indique, en acte, pour chaque classe, et pour chacun de ceux qui font ensemble, à ce moment là, « la classe » : il ne peut, par principe, relever du « virtuel », ni se « mettre en ligne ». C’est sans doute que le travail au moyen des outils numériques ne consiste pas et ne vise pas à « faire cours ».

- Le problème est en effet plus profond encore. Comme on le sait, après la manie du power point, pratique trop souvent stupide et abrutissante de redoublement du discours par la projection d’images le réduisant à une série de slogans écrits, le télétravail et la visioconférence sont devenus les outils fétiches du « manager » et des « décideurs » de tous poils. Tout porte à penser que « l’école à la maison » tend dangereusement à transformer l’expérience unique du cours … en entreprise de distribution de produits. « L’école à la maison », ce serait l’école en un clic, l’école à l’époque et à la façon d’Amazon … On comprend alors à quel point la propagande sur « l’école à la maison » est homogène à la « réforme », c’est-à-dire l’offensive de destruction, que le ministre Blanquer prétend imposer violemment à l’école, depuis le début de ce quinquennat, en bon exécutant de toutes les réformes auxquelles il a déjà prêté main forte sous les gouvernement précédents. L’offensive Macron/Blanquer sur l’école prétend définitivement transformer la scolarité en « carrière ». Individualisation à outrance des parcours à la carte, mise en concurrence des établissements, des disciplines, des professeurs et des élèves : l’école, la classe, les cours, en principe également destinés à tous, sont dévastés, pour devenir une chaîne, un marché consacré à la distribution de « formations », et au dressage de futurs managers, explicitement soumis à la seule loi de « la réussite » sociale. C’est un choix de modèle qui ne nous étonne pas, venant de l’ancien « D.G. » de l’ESSEC école supérieure » réputée et convoitée, où se forment nos managers) et de son complice, Pierre Mathiot, Directeur de l’IEP de Lille (Institut d’Etudes Politiques : l’un des viviers de notre brillant personnel parlementaire et médiatique).

Les outils numériques ne sont pas, strictement, essentiellement, des outils pédagogiques. On ne peut bien sûr contester l’usage ponctuel, purement technique, « au besoin », de ces outils dans le cadre du cours et de la classe, pas plus qu’on ne peut contester l’usage de l’imprimerie, des transports en communs, de l’électricité, du téléphone, de l’ordinateur et du courrier électronique, mais cela n’a évidemment rien à voir avec ce dont le ministre Blanquer se gargarise en psalmodiant les bienfaits de « l’école à la maison ». Les propagandistes du ministère vont inévitablement se répandre en remerciements, félicitations et congratulations sur l’usage qui en a été fait, dans l’épreuve du confinement, et inviter professeurs, élèves et familles à poursuivre et développer les progrès déjà accomplis dans la voie de cette « école du futur ». Il faut déjà réfléchir au danger que représente ce refrain qui ne manquera pas d’être repris en choeur par tous les agitateurs d’images et d’opinions. Outre la mise en concurrence des établissements, des disciplines et des professeurs, qui vont être invités à vanter le volume et l’efficacité de leurs produits sur le grand marché aux formations, on peut imaginer la façon dont le commerce va se précipiter pour en tirer profit : logiciels, modules, séquences, packs et kits vont rapidement être proposés à grand renfort de publicité. Logisticiens, gestionnaires de stocks et de données en tous genres, commerciaux et startuppers ne vont bien sûr pas tarder à s’en mêler. On sait que les éditeurs de manuels sont à ce point « réactifs » aux réformes et changements de programmes, qu’il leur arrive de les devancer, au risque de se tromper … Les administrations, à tous les niveaux, ne seront pas en reste. L’intérêt des technologies massivement mobilisées pour « l’école à la maison », c’est qu’elles sont appelées à progresser rapidement et permettent de calculer, attendre et bientôt exiger des « gains de productivité ». Les autorités pourront ainsi, par exemple, multiplier les « banques de formations » et, au passage, demander, plus ou moins instamment, aux professeurs d’anticiper leurs éventuelles absences, afin que les cours puissent être utilement remplacés par un « lien » vers des « séquences en ligne ».

Au total, l’agitation ministérielle et administrative autour de « l’école à la maison » invite à tirer quelques leçons concernant la situation de l’école et à l’école aujourd’hui.

1) L’offensive Blanquer contre l’école doit décidément être abandonnée. La dernière conférence de presse (3/04/2020) du ministre Blanquer le montre clairement : cette réforme présentée à grand renforts de communication comme une « simplification » des dernières années de l’enseignement secondaire et du Baccalauréat était décidément une usine à gaz qui vient d’exploser sous nos yeux, à l’épreuve de la pandémie due au Covid 19. Le choix d’organiser le Baccalauréat sur le seul mode du contrôle continu prouve que tels sont bien le but et la logique de la « réforme » Blanquer. Les quelques épreuves terminales communes, qui étaient censées garantir l’égalité des candidats n’étaient bien qu’un grossier camouflage. Leur poids symbolique dans l’ensemble des épreuves l’indiquait déjà. Sur la question de l’examen comme sur celle de l’enseignement « à distance », le ministre Blanquer instrumentalise donc cyniquement la crise sanitaire pour tenter de franchir une étape supplémentaire dans son offensive contre l’école. Raison de plus pour prendre clairement position sur ce que la propagande gouvernementale ose désigner comme des mesures de « continuité pédagogique ».

2) S’opposer à cette offensive ne relève pas de l’alternative : retrait immédiat de la réforme ... ou rien. S’opposer à l’offensive Blanquer contre l’école, suppose par exemple de s’opposer à toute tentative et toute proposition d’inscrire au coeur de l’école les principes, les intentions et les procédures de « l’école à la maison ». Si chaque professeur reste évidemment libre de recourir aux outils numériques, quand il le juge utile à son travail et celui des élèves, en cours et en classe, on peut imaginer que l’usage des « espaces numériques » de toutes sortes, dans lesquels l’administration tend à, littéralement, enterrer l’école, et qui sont le plus souvent consacrés à d’abrutissantes fonctions de contrôle, soit rigoureusement réduit à ce qui est réglementairement exigé, quitte d’ailleurs à examiner la légitimité pédagogique, sociale, juridique et éthique de ce qui est ainsi exigé.

3) On comprend à quel point la choix revendiqué, déclaré, de ne pas appliquer les principes qui animent indissociablement le recours mensonger à « l’école à la maison » et la « réforme » Blanquer du lycée et du Baccalauréat est un mode de résistance non seulement possible, mais puissant. Comme j’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de le dire, cela consiste d’abord à choisir de « faire cours », résolument, quoi qu’il arrive, au sens où j’en parle ici, et à débattre explicitement et publiquement entre professeurs avec les élèves et leurs familles de ce que cela signifie. Il ne s’agit aujourd’hui évidemment pas d’abandonner les élèves dans la situation catastrophique actuelle de la pandémie et du confinement, mais d’indiquer, honnêtement, toutes les fois que possible et par tous les moyens possibles qu’il n’y a cependant actuellement malheureusement pas de cours et que, dès que la situation le permettra, le professeur pourra à nouveau proposer à ses élèves de partager son propre engagement dans cette expérience absolument singulière que l’on appelle le cours et la classe. Quitte à consacrer du temps à s’entendre sur ce que ces termes désignent d’effectivement essentiel.

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