Eloge de la servilité ou le langage de la colonisation

La mort de George Floyd a de nouveau ouvert une brèche dans le monde lissé et bien portant qu’on nous vend en permanence. Et amène à se poser encore les questions historiques de l’existence du racisme, de la colonialisation, de ce qui a permis qu’à un moment la domination de peuples sur d’autres soit acceptée par le plus grand nombre.
Nous reproduisons ici un extrait d’un texte publié aux Antilles en 2007, quelques mois avant le mouvement de grève et de blocage général de la Guadeloupe et dans une moindre mesure de la Martinique, en février et mars 2008.
Il est issu du premier numéro d’une revue intitulée LaKouZémi, initiée par le poète Monchoachi.

« L’idée ici est donc d’œuvrer à la manifestation d’un lakou, lieu dont le dessein est d’accueillir, d’éprouver et de prolonger toute exploration originale et féconde de notre parole, tout réexamen de nos discours en ce qu’ils élaborent, orientent, supportent, rythment et occultent notre relation au monde. En somme, il s’agit d’œuvrer à reconsidérer, dans tous les domaines sans restriction, les approches les plus admises. Retour amont la parole pour locher les discours. »

En septembre 2016, l’équipe de Lundimatin s’était entretenue avec Monchoachi, entretien qu’il est intéressant de lire également.
Au début de cet entretien, ils rappellent que « Lakouzémi n’est pas non plus une simple revue politique mais une tentative politique et poétique qui, de 2007 à 2009, s’est articulée autour des trois journées-rencontres annuelles où l’on se retrouvait, dans des arènes traditionnelles de combats de coq (pitts), pour palabrer, danser, déclamer, partager. »

L’extrait que nous avons choisi ici parle de la colonisation dans le langage et de ce qu’habiter signifie pour le colonisé et pour le colon.

NHA CAÉRA, RÉTÉ , HABITER

[...]

Dans le paysage des Antilles, habiter appartient en propre au colon, il est l’habitant, celui qui vient habituer, revêtir. Habiter vient du latin habere, habitare, et signifie posséder, occuper. De fait, le colon aménage son habitation et pourvoit à sa sécurité. Dans son habitation et sa sécurité, résident tout ensemble, son monde et sa liberté. En langue créole, le colon est nommé béké, dénomination pour le moins mystérieuse, sauf à être éclairée par la dénonciation, en langue caraïbe, des envahisseurs et accapareurs : Chebekétae nhanha n’hacaera nhaoria ; traduction : « ils nous ont enlevé nos terres, envahis ».

En revanche, l’habité créole se dit rété, dans la filiation apparente de rester, lui-même venu de ester qui signifie : être debout, se tenir debout, resister, survivre. Nous songeons dans ces conditions au nègre esclave acculé à un vigoureux combat pour l’existence, tenu de résister pour survivre face à ce qu’il endure. Nous comprenons que sa demeure, la i k rété, sinon un abri à proprement parlé au vue de sa continuelle exposition, se présente plutôt comme un caser, une case pour poser son corps avec la perspective de pouvoir y rétablir force physique et mentale pour durer, se conserver, continuer à tenir debout, à resister, à survivre. La case quant à elle, en créole martiniquais tout au moins (mais aussi haïtien), se nomme caye, mot qui serait un dérivé de caraïbe, Kaïri, lequel désignerait la terre, le pays. Mais caye et rété pourraient aussi bien venir de l’expression caraïbe, naretacayem, voulant dire « je me retire », et indiquer ainsi le retrait, soit par corrélation, le lieu où l’on se retire, naretacayem, je me retire dans ma caye, ka rété kay’mwen, ce qui nous renverrait alors à l’opposé de la notion, évidemment par trop figée, d’ester, rester, et pourrait alors faire signe vers une toute autre modalité de l’habiter.

Quoiqu’il en soit, la mise en perspective de l’habiter occidental civilisé (et par suite de ses projections du monde et de la liberté) à partir du rété sauvage, pourrait nous conduire, selon le mot de Wittgenstein [1], à lever ou à abaisser notre regard de façon fort intéressante et fort inattendue.

CARTOGRAPHIE EUROPÉENNE ET CARTOPOÉTIQUE CARAΪBE

La cartographie et la cartopoétique ont ceci de différent que l’une est une écriture des lieux par les hommes et au regard des hommes, quand l’autre est une écoute par les hommes de la parole des lieux, qui se confond souvent avec la parole des dieux. L’une est une prescription, l’autre un entretien (en créole palé ba’y, à la fois parler avec et parler pour). La cartographie apparaît par conséquent souvent comme un oubli des lieux et le monde qu’elle met en place, à bien des égards, un subterfuge, une dis-position (placer en séparant, mise en ordre), une image superposée du discours humain plutôt qu’une composition, quand la cartopoétique est toute entière requise par le proche et le très-proche. L’une traduit et trahit une hantise de l’appropriation, de la délimitation, du bornage, de l’aménagement, toutes choses supposées garantir à la fois la sécurité, la conservation et la « mise en valeur », quand l’autre appelle les lieux dans sa parole pour les écouter chanter.

S’ensuit une comparaison – à lire ! – entre « les cartes européennes dressées après l’occupation à peu près complète de la Caraïbe au XVIIe, début du XVIIIe siècle au vue de leurs indications, avec la toponymie caraïbe » qui démontre que les noms donnés par les colons aux îles des Caraïbes, ce « long chapelet théologique chrétien » occulte « par là même la présence et l’esprit des lieux » et qu’ils ramènent ainsi les habitants « à une existence résiduelle ».

« Le poème/ne l’engloutis pas dans de profonds platanes/nourris le avec la terre et le rocher que tu as. »
Georges Seféris
Le symbole Lakouzémi, reproduit en frontispice de nos publications, représente une calebasse remplie de graines avec, en son mitan, un lélé, pour signifier cette mise en criculation d’une parole vibrante, la calebasse secouée pour écouter bruire le vent dans les feuillages, car c’est cette présence du monde qui nous densifie, c’est grâce à elle et à son saisissement que nous réveillons notre disposition à l’épiphanique.

Notes

[1Quelque part dans ses « Leçons sur l’esthétique », Ludwig Wittgenstein imagine quelqu’un qui dirait : « Je classe les œuvres d’art de la façon suivante : celles sur lesquelles je lève mon regard et celles sur lesquelles je l’abaisse. » Et Wittgenstein de prétendre qu’un tel procédé de classification pourrait être « intéressant » : « Nous pourrions découvrir toutes sortes de relations entre lever ou abaisser son regard sur des œuvres d’art, et le faire sur d’autres choses. Si nous trouvions, qui sait, que déguster une glace à la vanille nous fait lever le regard... ». LaKouZémi, Eloge de la servilité, Monchoachi, 2007 p. 11

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