Entrer dans la danse

Partons des faits.

Le confinement imposé par les États repose non seulement sur la discipline citoyenne et le quadrillage répressif, mais également sur ce qui permet une continuité. Ainsi, le travail peut continuer, mais sous forme de télétravail ; un certain niveau de divertissement peut être garanti, mais uniquement sous forme de séries, films, jeux, socialité digitale ; le fonctionnement administratif peut continuer, mais là-aussi sous forme des nombreux espaces-clients, formulaires en ligne, données à traiter. Le confinement prend donc aussi appui sur la virtualisation d’une grande partie de la vie. Cette période d’expérimentation économique et sociale permettra sans doute de dépasser en vitesse et au nom de l’urgence bon nombre d’obstacles sur le chemin vers une numérisation totale.

Metropolis, Fritz Lang, 1927

Devant la marche inexorable du progrès avec son lot de catastrophes, dévastations et pollutions, la méfiance qu’il génère ne se laisse pas facilement désamorcer par les incitations, désormais incessantes, du pouvoir à prendre soin de la planète, à trier ses déchets, à limiter l’empreinte carbone de l’activité humaine, à déployer des technologies pour remédier au désastre industriel. Ce genre de méfiance qui naît aussi de la désillusion ne s’appuie pas seulement sur des analyses rationnelles, mais vient aussi du ressenti, de l’instinct, de la peur, du désarroi. Les Lumières nous avaient appris à opposer radicalement ces deux domaines, celui du rationnel et de l’irrationnel, pourtant à part égale constitutifs de la conscience humaine. Enfants de la Raison, nous avons du mal à donner une place à ce qui échappe à la compréhension cartésienne, à ce qui ne répond pas à ses règles rigides. Au fond de nous, et malgré les paroxysmes de l’atrocité de la Raison (Auschwitz et Hiroshima, par exemple) nous croyons toujours qu’elle libère, et que l’illogique et l’irrationnel sont forcément vecteurs de soumission.
En plein confinement, des appels virtuels mettant en lien propagation du covid19 – cette maladie infectieuse inhérente à notre civilisation de concentration démographique – et nuisance des ondes électromagnétiques émises par les antennes-relais 5G, ont donné lieu à une avalanche de sabotages incendiaires d’abord au Royaume-Uni (une cinquantaine d’antennes détruites en dix jours), puis aux Pays-Bas (une vingtaine), et qui sait encore où. Outre-Manche, des ingénieurs et des ouvriers qui procèdent à des réparations ou à l’installation de nouvelles structures ont été insultés, chassés, agressés à de nombreuses reprises. Une certaine frayeur s’est même emparée des entreprises de télécommunication, qui ont décidé de censurer ce genre d’appels farfelus qui pullulent pourtant dans tous les autres domaines, et ont lancé sur le champ une vaste campagne afin de rassurer les consommateurs sur les dangers « inexistants » de la 5G et autres ondes cancérigènes. Le martèlement est incessant : ces incendies sont le fait de complotistes, ou au minimum de technophobes obscurantistes. Que de mépris paternaliste pour ces pauvres gens qui ne comprennent rien à rien et sont manipulés par toutes les fausses informations qui ne viennent pas de l’Etat, comme à l’époque de l’atroce tendresse liée à la diffusion de cette photographie d’un autochtone d’Amazonie tirant ses flèches contre un avion qui le survolait. Nous ne doutons pas que ce paternalisme ne tardera pas à se transformer en réaction agressive et brutale du pouvoir si ce « phénomène » d’incendies d’antennes de téléphonie mobile venait à prendre plus d’ampleur, à l’instar du sort réservé aux populations bien sûr arriérées qui persistent à combattre les doux bienfaits de la civilisation moderne.

Si le covid-19 se répand par voie respiratoire (ce qui n’exclut pas un lien, comme cela a été avancé par plusieurs études, avec les particules fines faisant fonction de véhicules pour la propagation du virus, et encore moins un lien avec un certain modèle de civilisation), il semble pour le moins absurde de soutenir que les ondes électromagnétiques puissent renforcer sa propagation de quelque manière que ce soit. Mais comme souvent, les « rumeurs » marchent également avec ce qu’on perçoit de la « réalité » : est-il si absurde d’affirmer que les ondes nuisent au système immunitaire humain, à l’instar des dioxines, des toxicités industrielles, de la nourriture empoisonnée ? Les épidémies virales de ce type ne sont pas des « phénomènes naturels » : elles émergent avec la concentration démographique, la déforestation massive, la vitesse de circulation des humains et la domestication animale. Au cours de l’histoire humaine, elles ont régulièrement fauché des couches entières de la population et ont presque toujours démontré une résilience importante face à toute tentative de gestion centralisée (assez logique, vu que la centralisation fait partie de la cause de l’émergence de virus). Il semble même que des civilisations entières aient disparu à cause de telles épidémies virales, comme en Basse-Mésopotamie ou plus récemment avec l’anéantissement de populations autochtones en Amérique du Nord, non-immunisées contre des virus apparus dans la civilisation urbaine européenne.
Le problème de la « rumeur » est qu’elle échappe à toute règle de la vérification rationnelle, devenue au fil des cinq derniers siècles la seule approche plus ou moins acceptée de la réalité, car soumise à une méthode universellement valable. Si cette universalité peut déjà faire en soi l’objet de critiques, il est en plus évident qu’aucune « méthode » ne peut saisir la totalité de la réalité (y compris celle de l’expérience humaine), et qu’il ne peut s’agir que d’un simple outil, défaillant et toujours provisoire. L’édification de la méthode scientifique, basée sur les axiomes de la Raison seuls à même d’énoncer la vérité, est à la base de ce monde qui a fait de la dévastation et de l’artificialisation le pouls de la vie. S’ouvrir à d’autres méthodes, d’autres approches de la réalité ne signifie donc pas forcément tomber dans « l’obscurantisme », mais se rendre compte de l’immensité de la conscience humaine.
Il est vrai que « l’irrationalité » peut faire peur. Elle a engendré bien des massacres, mais on ne peut pas dire que l’autre moitié de son binôme, la rationalité, puisse se vanter de ne pas en avoir fait autant. S’il était par exemple assez commun dans certaines contrées européennes du Moyen-Age d’expulser et de massacrer les juifs de la cité au moment d’une épidémie, en déchaînant et en exacerbant tous les préjugés antisémites antérieurs à ces pics de maladie, une vision « irrationnelle » de l’Apocalypse a également mis en branle des paysans millénaristes contre le monde existant afin d’instaurer l’Age d’Or, ce qui se traduisit par la suppression massive et systématique de tout ce qui représentait le Mammon, l’accaparement, c’est-à-dire le pouvoir terrestre. Dans un autre ordre d’idée et avec une même vigueur, des paysans russes se sont lancés au 18e siècle à l’assaut d’un Empire tsariste qui a mis plusieurs années à mater cette vaste révolte, notamment à la suite du cosaque déclassé Pougatchev, perçu comme le Tsar véritable qui allait enfin restaurer le règne de la justice terrestre. Si la raison a pu être un moteur d’atrocités comme de révoltes, « l’irrationnel » a pu tout autant l’être, et non sans certains élans de justice et de liberté.
Saluer les dizaines d’attaques anonymes actuelles contre les antennes 5G (d’ailleurs bien souvent des 4G !) parce que cela a du sens en soi, ne signifie ni cautionner ce complotisme de bazar qui cherchera toujours midi à quatorze heures, et encore moins applaudir un nouveau millénarisme luddite ou surfer sur la vague d’une contestation à la mode. Par contre, il serait peut-être temps de réfléchir à ce qu’une opposition à la technologisation du monde peut aussi impliquer de conservateur ou d’irrationnel. Serions-nous trop attachés aux valeurs des Lumières pour accepter que les expressions de la détresse comme de l’espoir humain ne rentrent pas toujours dans les cases de la raison ? Opposerions-nous une fermeture hermétique à ce qui attaque ce monde mais peut aussi échapper à notre compréhension et sensibilité ?

Une autre possibilité existe, incertaine et sans garanties de lendemains qui chantent : c’est celle d’entrer dans la danse non pas en partant des autres, mais avec ce que nous sommes, ce que nous pensons, ressentons, et désirons nous-mêmes. C’est la possibilité d’élargir, d’approfondir et de répandre ces sabotages ; c’est celle de pousser plus loin l’attaque contre d’autres chaînes technologiques. Et si, en passant, chacun pouvait un peu se défaire du lest d’un patrimoine par trop exclusivement rationnel qui écrase mauvaises passions, rêves et folies sous des montagnes de calculs, on pourra peut-être aussi trouver d’autres approches de la réalité, comme autant d’expres- sions inattendues d’une conscience construite différemment. En tout cas, ces dernières ne seront pas de trop pour persévérer dans le long combat contre ce monde de cages technologiques. Un vieil anarchiste ne disait-il pas d’ailleurs que mêmes les révolutions sont faites de trois quarts de fantaisie et d’un quart de réalité ?

Ce texte est paru dans le bulletin Avis de tempête, n°28, du 15 avril 2020. Le pdf est à télécharger sur leur site.

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