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Fantasmes et réalités
Fétichisme, vertige à l’idée de ce qui reste caché, affirmation d’une pulsion vitale, élans de sensualité, affolement devant trop de possibilités... Chez ceux qui en sont atteints, la passion des maisons peut s’apparenter à une seconde libido. Mais autant les livres et les jouets fournissent un carburant abondant à l’imagination des enfants, autant, en grandissant, on se retrouve singulièrement démuni. Ou, du moins, on se retrouvait démuni jusqu’à ces dernières années : l’essor de l’Internet des images a permis à des millions d’utilisateurs de Tumblr ou de Pinterest de se livrer à des orgies de photos d’intérieurs et d’abris de toutes sortes. L’omniprésence du terme porn, même s’il n’est pas réservé au registre domestique (on parle surtout du food porn), est significative : cabin porn pour les cabanes, bookshelf porn pour les bibliothèques, interiors porn pour l’architecture d’intérieur, stair porn pour les escaliers... Ce goût reste cependant curieusement clandestin. Ignorant les multiples témoignages du contraire, la société semble juger ces ruminations fantasmatiques dépassées chez un adulte - à l’exception du secteur marchand, bien sûr, qui ne se prive pas de l’encourager pour tenter d’en tirer profit. Au sortir de l’enfance, en plus de me faire inviter chez les gens aussi souvent que je le pouvais, j’ai donc continué à me nourrir avec les moyens du bord. J’ai dévoré une impressionnante quantité de magazines de décoration, parce que c’était tout ce que je trouvais. Je restais pantelante d’admiration devant certaines des maisons qui y figuraient. En revanche, lorsque le charme n’opérait pas, devant des intérieurs qui me déplaisaient, trop apprêtés, opulents, prétentieux, je retrouvais toute ma lucidité sur les mécanismes à l’œuvre dans ces pages, qui se contentent le plus souvent de participer à l’étalage complaisant du mode de vie des riches.
Ne plus disposer d'autres supports que des magazines pleins de demeures luxueuses expose au risque de mal rêver.
Ne plus disposer d’autres supports que des magazines pleins de demeures luxueuses expose au risque de mal rêver. Non pas qu’il faille priver notre imagination de sa folie des grandeurs ; ce serait une grave erreur et, d’ailleurs, ce ne serait même pas possible, tant elle lui est consubstantielle. Citant une réflexion de George Sand, pour qui on pouvait classer les hommes suivant qu’ils aspirent à vivre dans une chaumière ou dans un palais, Bachelard estime que c’est plus compliqué que cela : « Nous avons chacun nos heures de chaumière et nos heures de palais [1]. » Nos fantasmes, en effet, revêtent la forme que leur donnent nos nécessités intérieures. Ils jouent un rôle compensatoire, nous servent de défouloir. Ainsi, la tiny house [2] est un rêve de chaumière. Mais le journaliste du New Yorker qui se penchait sur le phénomène confiait que son trip à lui, en tant qu’habitant de la Grosse Pomme affamé d’espace, c’était plutôt l’exact inverse : « Parfois, je rêve que je découvre dans mon appartement des pièces dont j’ignorais l’existence. Tandis que j’entreprends des les explorer, j’éprouve une sérénité qui est absente de ma vie éveillée. Quand j’étais enfant, je voulais une maison si grande qu’il me faudrait une moto pour la parcourir d’un bout à l’autre [3]. » On pense à Georges Perec, qui, dans Espèces d’espaces, imaginait des appartements de sept pièces : une pour chaque jour de la semaine (après tout, disait-il, on fait bien des maisons de week-end). Le mercredoir, par exemple, serait dédié aux enfants, puisqu’ils ne vont pas à l’école ce jour-là. « Ce pourrait être une espèce de Palais de Dame Tartine : les murs seraient en pain d’épice et les meubles en pâte à modeler, etc. [4] » Les constructions imaginaires dans lesquelles nous nous ébattons ne se confondent pas avec nos projets immobiliers concrets ; les unes et les autres répondent à des logiques et à des besoins distincts. Même s’il pouvait décider de la façon dont il pouvait habiter en faisant abstraction de toute contrainte financière, le journaliste du New Yorker ne choisirait probablement pas une maison qu’il devrait parcourir à moto. (Comme on l’a vu, si l’on se fixe l’objectif d’entretenir soi-même son lieu de vie, la différenciation se fait encore plus nettement.) Et je crois que même dans l’habitation la plus parfaite, la plus conforme à nos désirs, nous continuerions à rêver de maisons.
Les dispositifs de la société du spectacle, avec leur mise en scène constante de la réussite, se caractérisent en effet par leur capacité à fabriquer de l'insatisfaction.
Le risque survient lorsque de la rêverie sereine, enrichissante, on bascule dans celle qui amène à mépriser sa propre vie. L’exposition des appartements et des maisons des riches fait courir ce danger. Les dispositifs de la société du spectacle, avec leur mise en scène constante de la réussite, se caractérisent en effet par leur capacité à fabriquer de l’insatisfaction. De l’insatisfaction et non de la révolte : chez ceux qui auraient toutes les raisons de revendiquer de meilleurs conditions matérielles d’existence, ils détruisent ce minimum d’estime de soi sans lequel il n’y a pas de révolte possible. Quant aux plus favorisés, ils sont incités à se comparer sans cesse entre eux. Se répand ainsi une malédiction qui paralyse, qui empêche de faire corps avec ce que l’on est et ce que l’on a - et il me semble qu’un réseau social comme Instagram, en permettant d’effectuer la comparaison en temps réel, aggrave encore ce phénomène. Le magazine Elle parle d’un « bovarysme immobilier » qui se répandrait aujourd’hui dans les classes supérieures du fait de la vogue du lifestyle et de la disponibilité en ligne de milliers d’annonces, mais aussi de la hausse des prix (ce qui est rare devient encore plus désirable). « Madame Bovary ne rêve plus de monter à Paris. Elle fantasme sur cette petite grange à restaurer, qui serait si chic avec des volets bleu pâle – si seulement elle avait les 50000 euros qui lui manquent... » Le bovarysme, c’est justement l’essence de cette mauvaise façon de rêver si bien saisie par Flaubert à l’époque de son apparition : une manie de la comparaison anxieuse, une incapacité à se fixer [5].
Mona Chollet, Chez soi - Une odyssée de l’espace domestique, Éditions La Découverte, Paris, 2015, 2016, p. 299 à 301
Vous pouvez donc lire Chez soi en ligne ici.
Par ailleurs, Les éditions La Fabrique, en attendant la réouverture des librairies, [nous] offre 10 livres en téléchargement libre et gratuit ! Pour le lien, c’est ici.
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