Récit d’une première visite en prison

Marcher. De toute façon, marcher. Marcher depuis la station de métro, sa voiture ou depuis le départ. Que l’on parte de la rive bourgeoise de Rouen, des quartiers vivants où les vivants s’animent et s’entrechoquent, des banlieues populaires, des zones pavillonnaires où la même baraque se répète obsessionnellement ou des campagnes pesticidaires, il faudra accéder à la Maison d’Arrêt de Bonne-Nouvelle à pied, puisqu’aucun bus ne la dessert. Les seuls à ne pas avoir à marcher jusque là sont ceux qui reviennent du tribunal en fourgon de l’Administration Pénitentiaire. Il faut marcher et arriver par l’est car, à l’ouest, une voie rapide s’enroule, s’étend, s’étire et a sucé l’énergie vitale de quelques pâtés de maison autrefois habités.
Toutefois, cette prison n’est pas de celles qui migrent vers une périphérie où croître et se moderniser. Elle reste vétuste – parmi les pires de France, paraît-il – elle reste remplie de rats, elle reste une prison, mais elle reste. Les visiteurs peuvent continuer de venir. Pour une fois, les gros conservateurs effrayés ont servi à quelque chose : le déménagement de Bonne-Nouvelle semble bloqué faute de commune d’accueil.
Je m’approche des hauts murs et des miradors (mot qui glace le sang, comme dans la chanson de Jean Ferrat1). Ma venue à la Maison d’Arrêt n’a rien de personnel – je ne rends visite à personne en particulier – et rien de professionnel non plus – je n’ai pas appris de protocole à restituer. J’interviens au titre d’une association pour animer un atelier culturel. Le sujet de mon intervention, pour être honnête, je ne le maîtrise pas. Il est tout à fait au second plan dans les raisons de ma présence ici. Ce que je crois chercher c’est, pourrait-on dire, une version de la vérité, c’est-à-dire une histoire ou une opinion que quelqu’un me raconterait à moi, sur la prison ou la justice ou le système, et il ferait en sorte que je la comprenne comme il veut me la faire comprendre.
J’ai lu et entendu plus de choses sur la prison en général que la moyenne des gens, j’ai bossé le sujet, je sais comment ça fonctionne. Ce que je ne sais pas, c’est comment ça se vit. Comment on peut habiter la position de détenu au lieu de la subir ? J’attends un dialogue, ce qui pourrait être chiant si les détenus attendent de moi que je tienne mon rôle de formatrice.
Personnellement, si j’étais incarcérée, je sais bien que je les attendrais au tournant les « intervenants » avec leur vision du monde qui m’englobe, leur philosophie qui m’inclut, m’intègre, m’implique, moi. Il n’y a qu’à voir comme j’apprécie ceux qui me parlent des « chômeurs », des « manifestants », des « jeunes » en général.

Je suis devant l’énorme porte. Il faut parler dans un interphone pour que la grille s’ouvre. Grille que j’ai envie d’appeler une herse ; impression de forteresse. Ça donne sur une cour gravillonnée qui dessert plusieurs bâtiments dont, clairement, évidemment, en face, celui qui conduit à la détention.
Nous devons nous présenter au SPIP2. Nous passons devant une terrasse de chaises et de tables en plastique. Une porte, un escalier, des bureaux lumineux, du parquet, un petit open space dans du vieux. La Cpip référente prend ses affaires : un talkie ou un téléphone et un sac de voyage à roulettes. J’imagine que ce sont ses dossiers. J’en conclus à un bureau vide où elle ne laisse rien et où elle reçoit des gens.

Elle nous accompagne au contrôle. Carte d’identité contre badge de visiteurs. On nous donne des clés pour que nous mettions nos affaires dans des casiers moins modernes qu’à la piscine. Il y a un portique, un tapis roulant et un appareil à voir à travers les trucs. Pas de métal, pas de portable mais on a le droit d’amener à bouffer et de quoi faire du thé car c’est prévu : la CPIP a fait la demande.
Une fois contrôlés, nous empruntons un couloir et changeons de bâtiment. Ciment, briques, lourdes portes derrière lesquelles il faut attendre. Bizarrement, tout le monde a la même attitude tendue, soumise, polie, subissante, ironique et impatiente. Le geste est familier, peut-être un souvenir d’autres rencontres avec la police, sûrement un geste vu, revu et rerevu.
Après ces portes, nous voilà au rond-point : une illustration faite architecture. C’est un poste de contrôle situé à la convergence de plusieurs couloirs. Panoptisme.
Il fait chaud, presque étouffant, alors que j’attendais le contraire. Ça sent les produits d’entretien dans les couloirs et les escaliers que nous empruntons.
Nous finissions dans un couloir réservé aux arrivants et aux détenus qui font des études. C’est plus calme qu’aux autres quartiers et il y a moins de monde. On nous attribue une salle. Nous pourrions être dans n’importe quelle collectivité sous équipée, si ce n’est que les fenêtres sont très hautes et que le ciel qu’elles laissent voir est grillagé. Il n’y a entre les murs gris que quelques chaises, quelques tables, dignes d’un lycée, d’un vieux centre de loisirs, d’une MJC sans moyens.
Les détenus arrivent et s’installent. De ce que nous nous disons dans le cadre de l’atelier, je ne veux rien partager. Mais ce qu’il reste, en sortant, c’est que la pièce ne m’est plus tout à fait la même. Les murs gris ne sont plus impersonnels, il fait moins chaud. Nous avons réussi quelque chose qui nous réattribue l’espace : une rencontre, la co-présence à une même situation. Cela s’est produit parce que les détenus sont venus à cet atelier comme à n’importe quel autre, sans attente que de voir des gens. Pas des professionnels, pas des travailleurs sociaux ou des matons, pas des personnes avec une fonction, juste des gens, des gars et des filles comme il ne s’en croise que dehors. Des gens qui ne sont pas là pour toi, pour ton cas, qui ne sont pas toi, avec qui on peut bavarder, apprendre des choses ou raconter une histoire.
Nous devons revenir quelques jours plus tard pour la suite de notre atelier, nous avons du travail. Nous sortons rapidement de la prison. Le dehors fait un peu tourner la tête, mais nous préférons penser que c’est d’avoir parlé et écouté. La rue normale nous distrait des paroles échangées. Ceux que nous avons laissé là-bas, dedans, comment vont-ils se distraire de notre rencontre ? Peut-être en préparant aussi la suite, peut-être en profitant simplement de cette après-midi un peu différente ? Peut-être en oubliant. L’expérience vient étayer mes pensées du début : ce que j’ai appris, c’est moins des faits qu’un chemin, l’exemple d’une façon de se construire une position dans la prison. Pas tant comment c’est là-dedans, que comment on y vit. Comment on permet de durer et comment on fait de la place à ce qui, au milieu de l’enfer n’est pas l’enfer3 : et c’est collectivement, évidemment.

1. Nuit et brouillard, chanson sur les déportés de la seconde guerre mondiale. La citation précise est : « Les Allemands guettaient du haut des miradors / La lune se taisait comme vous vous taisiez / En regardant au loin en regardant dehors / Votre chair était tendre à leurs chiens policiers ». Dès lors, comment les matons de Bonne-Nouvelle en grève il y a quelques années ont-ils pu confectionner une banderole « Touche pas à mon mirador » ? Je ne finirai jamais de me le demander.

2. SPIP : Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation. Plus loin, CPIP signifie Conseiller(ère) Pénitentiaire d’Insertion et de Probation.

3. En référence à une citation des Villes invisibles d’Italo Calvino : « Chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place ».

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