Ausculter l’opinion seconde par seconde

Ce texte est extrait du roman de science-fiction Noô de Stefan Wul, paru en 1977.

Il avait filtré, au commencement du nouveau millésime, que l’État plaçait partout des micros pour ausculter l’opinion seconde par seconde.

Et j’écris « micros » pour ne pas compliquer les choses car, en fait, la miniaturisation reposait sur l’emploi des « otosomes », compositions chimiques faciles à intégrer dans une boucle de ceinture, une étoffe ou du potage en boîte aussi bien que dans une pâte dentifrice, bref, dans n’importe quoi.

Dire « les murs ont des oreilles » était sous-expressif, car les oreilles microscopiques moussaient peut-être dans votre savonnette ou coulaient par l’eau du robinet. On s’en faisait sans doute des tartines, et peut-être même qu’on en respirait si les otosomes étaient volatils.

La méthode d’emploi de ces écoutes n’était ni aussi perfide ni aussi simple qu’on s’imagine. Et les masses uxaeliennes furent les premières à s’y tromper. Les intentions du Pouvoir se bornaient à obtenir des données globales. Et l’on pouvait (naturellement, pas en public !) dire intelligiblement : « Je mettrai feu demain au Palais Primatial », sans voir arriver la police chez soi dans les cinq minutes.

Chaque bouche qui s'ouvrait était captée comme une source.

On n’espionnait ni vos phrases ni vos desseins (les localiser eût été pratiquement impossible !) mais on se contentait de rafler au vol tous les milliards de mots prononcés.

Chaque bouche qui s’ouvrait était captée comme une source. Et les mots innocents, concrets et gras comme beurre des pâtres du Born et des paysans du Subral, les vocables de haute mer, les fleurs dialectales des Isles, les ordres brefs et les monosyllabes bien sentis des garnisons lointaines, les néologismes des hommes bleus d’Aequalis et les substantifs à rallonges de Candida, les appels de route et les interjections voyageuses, les épithètes de carrefour et les trouvailles argotiques de Brougel ou du Bas-Méandre, les subjonctifs précieux du Quartier d’Or, les savantes présuffixations ou les termes techniques des grandes écoles, les mots prononcés en prière, balancés en injures, chantonnés par insouciance, susurrés par politesse, haletés dans l’amour, englués dans la dernière bave d’un moribond, les mots, tous les mots filtraient des chambres les plus closes, giclaient des stades en liesse ou se déversaient en torrents des tribunes politiques, puis s’envolaient et tournoyaient comme d’immenses rassemblements migrateurs avant de confluer, par les ondes, en invisibles rivières, en fleuves grondants qui s’engouffraient dans les laboratoires gouvernementaux. [...]

Les méthodes qui m’impressionnaient si fort avaient sévi dans toute leur rigueur avant le spasme libertaire des années 20, contre la Tutelle. L’émeute avait d’ailleurs passé par les armes un tas de pauvres techniciens, de programmeurs et, pour tout dire, de lampistes qui, travaillant chacun à leurs petites sphères, n’avaient jamais imaginé l’ampleur ni la vraie nature de cette occulte mainmise.
La mode du bégaiement venait de cette époque. Elle renaissait en période trouble. Mais il fallait beaucoup de naïveté pour croire saboter les enquêtes en redoublant n’importe quel mots ou en multipliant les syllabes au petit bonheur. [...]

Jouve ajouta pendant que nous quittions la terrasse :
— Ce que j’ai dit de vos bégaiements s’applique d’ailleurs à vos manies grimacières et à vos danses de Saint-Guy. [...]

Ah oui, ces grimaces-là... Bien entendu (il me semble en avoir touché un mot) j’avais remarqué depuis mon arrivée à Grand’Croix une forte proportion de visages dévorés par les tics, et certaines bizarreries dans les attitudes, mais sans leur attribuer beaucoup d’importance. Outre que chaque peuple avait ses gestes et ses comportements particuliers, sans doute fallait-il y voir quelques névroses dues aux fébrilités de la vie urbaine. Cela m’avait beaucoup moins frappé, par exemple, que le pittoresque des races et des costumes... Quel rapport avec le bégaiement contestataire ? [...]

Je ne sais plus quel tour prit ma remarque à ce sujet, quand Jouve se récria : « Ne va pas me dire que tu ignores la raison de leurs simagrées ! »

N'importe où, à n'importe quelle heure, des millions de visages pris sur le vif allaient se superposer sur les écrans physiognomoniques du Palais.

Jouve me la donna, cinq minutes plus tard, cette fameuse raison, au confortable Niveau 12 et devant un verre de thé-poivre. Elle tenait en trois mots : nous étions filmés ! N’importe où, à n’importe quelle heure, des millions de visages pris sur le vif allaient se superposer sur les écrans physiognomoniques du Palais.

Une razzia, une moisson de faciès fusionnaient en un seul portrait-robot : celui du dieu Peuple, solenellement agrandi entre les deux hautes colonnes du Saint des Saints, à la place d’honneur et face au bureau primatial. Le Primat pouvait donc à chaque minute regarder dans le blanc des yeux la figure de la Nation. Muette et troublante image, perpétuellement remodelée, tantôt sereine et tantôt sévère comme celle d’un juge.

Cette mise en scène pouvait sembler puérile et ostentatoire si l’on imaginait un Primat tout pénétré de terreur sacrée, attentif au moindre froncement de la divine Effigie.

Mais l’on cessait de sourire quand on en savait davantage. En période de crise, lorsque le Conseil se faisait monter les décryptements des laboratoires souterrains, ce n’était pas pour plaisanter. La géante figure y était analysée ride par ride. Les machines vomissaient et réavalaient d’interminables volutes d’algèbre. Des rapports sous-millimétriques entre la surface des lèvres et la longueur du joint labial, entre l’écart cils-sourcils et l’espace intersourcilier, entre la superficie oculaire et l’occulation sécante de la pupille par la paupière supérieure, et des rapports entre ces rapports par rapport à des constantes, recoupés à l’aide des données otosomiques et — j’allais oublier — avec les paramètres gestuels des écrans d’attitude, on déduisait ses moindres nuances d’humeur.

Et l’on savait à la seconde quels trains de mesures il fallait lancer de préférence à d’autres ou bien — l’opinion étant généralement capricieuse et irréaliste — quel placebo électoral ou quels nouveaux types de mensonges on devait lui administrer.

Et Jouve de me confier qu’au soir d’une Consultation Extraordinaire, il s’était trouvé dans les vastes caves du Terminal devant cette tête imposante, mythique en quelque sorte, et qui était la somme de millions de faces, figures, minois, frimousses, trognes, hures, museaux et autres gueules ramassées sur des millions et des millions de kilomètres carrés à travers Uxael : une espèce d’androgyne entre deux âges, plutôt brachycéphale, et dont le regard semblait plus bête que méchant, c’est-à-dire plus dangereux que s’il en avait filtré une franche perversité.

Donc, à l’annonce des résultats, Jouve avait vu, de ses yeux vu, ce grand visage dont les expressions changeaient ordinairement de façon imperceptible, se renfrogner en un quart de seconde et passer de la quiétude à la déception, puis à la sourde colère.
Et il avouait avoir reculé.
— C’était comme si un Bouddha plus ou moins somnolent s’était soudain changé en dieu Baal... Et pourquoi ? Parce qu’on venait de lui révéler sa propre volonté !... Absurde !...

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