Journal d’un corps, Daniel Pennac, 2012
C’est peu dire que la période actuelle atteint nos corps.
Pour commencer par le moins intéressant, un des points de « mobilisation » des réseaux sociaux, c’est notamment l’entretien des corps : ça va du magazine féminin qui encourage les femmes à ne pas se laisser aller (« confinement but not confiture » comme dirait Jérôme sur le compte Instagram les.caracteres), aux multiples cours de yoga que chaque compte décide de dévoiler en plein élan de générosité et d’esprit d’entraide.
Mais c’est l’enfance enfermée aussi, qui n’a comme horizon que les murs de l’appartement, son plafond, le ciel par la fenêtre et des sorties limitées à une heure. Heureusement que l’imagination vient au secours du corps, invente des parcours, des contraintes recrées et dépassables, celles-là.
- Room, Lenny Abrahamson, 2016
Le corps contraint ne permet pas forcément l’esprit vagabond. Un jeune homme sort de l’HP juste avant le confinement et se retrouve enfermé de nouveau, dans un autre type de prison, celle du quotidien, du chez-soi parfois étouffant. Il a besoin de sortir, n’est pas dans les clous de la contrainte « nécessaire » de l’Etat, multiplie les amendes, passe devant le tribunal...
Le corps est malmené au moment du contrôle, même par une police normale, non hostile, « qui fait son travail », mais la montée d’adrénaline quand ils arrivent, être sûr qu’on a bien fait ce qu’il fallait, et si ce n’est pas la cas, se contraindre, être poli, quand on aurait juste envie de hurler, qu’en fait c’est insupportable cette vie de confinement, cette sensation d’être toujours en tort, d’être coupable des maux du pays entier parce qu’on est sorti deux heures et pas une.
- Mommy, Xavier Dolan, 2014
C’est se rappeler aussi ce que le monde d’aujourd’hui fait à nos corps : la dématérialisation de tout et tous, l’objectif affiché du capitalisme.
« Rêvant d’usines sans ouvrier, de caisses sans caissière, de médecine sans soignant, de taxis sans chauffeur, d’école sans enseignant, d’humanisme sans humain, le capital voulait « quoi qu’il en coûte » se débarrasser des corps. » [1]
Mais le corps répond, il est capable d’atteindre le monde financier, en se rendant visible, en bloquant les flux, comme sur les ronds-points ou dans la rue pour les Gilets Jaunes, comme en d’autres temps sur les places. Il est capable de se rendre visible et d’empêcher qu’on le détruise.
Face à cette puissance, les gouvernements du libéralisme sauvage ne sont capables, eux, de mettre en place, qu’une seule réponse politique : le contrôle policier de la population.
« Les méthodes chinoises poussent loin cette logique en utilisant aujourd’hui la reconnaissance faciale et la traçabilité des smartphones. Le QR qui valide votre non-dangerosité s’affiche en Chine sans intervention de votre part sur l’écran du téléphone à présenter à la police. » [2]
C’est le corps dématérialisé, enregistré, uniformisé qui pourra correspondre au respect de la loi ou à son infraction.
Ce qui fait de cette pandémie un problème politique, c’est bien que dans ce monde, la vulnérabilité de la vie est impensable sans la technique.
Un très bon article de la revue Esprit, Un monde avec la maladie, par Aïcha Liviana Messina, nous montre que ce qui nous amène à céder à la panique ou à surenchérir dans un héroïsme niant la maladie, c’est « parce que le coronavirus est le nom d’une médiation qui manque, d’une absence de dispositif politique qui permet de faire face – en commun – à la maladie. » Ce qui n’était plus le cas de la grippe par exemple, à laquelle une réponse politique cadrée existe (vaccins, protocole, etc.)
La question que l’article pose par ailleurs, c’est : si nous reconnaissons que la maladie est politique et la vie tributaire de la technique, n’avons-nous pas d’autre solution que de subir passivement les décisions de nos gouvernements ?
Les initiatives qui se sont multipliées pour lier de nouveaux les corps les uns aux autres prouvent que ce n’est pas le cas.
Aïcha Liviana Messina nous invite plutôt à penser un monde à construire avec la maladie et non contre.
« La dimension politique de la maladie ne consiste pas à éliminer les affects, mais à transformer avec les affects notre rapport à la peur et à la politique. »
Aujourd’hui, il est encore possible de ne pas se limiter à passer une heure dehors, de multiplier les laissez-passer, les autorisations de sortie pour différents motifs... Mais pas pour tous et peut-être plus pour si longtemps.
Des réseaux d’entraide se mettent en place partout, dans lesquels on peut s’informer sur chaque situation spécifique, réagir à son échelle, réfléchir ensemble à ce qui est encore possible, collectivement, de mettre en place pour ne pas se laisser simplement gérer, pour échapper à devenir des gérants d’autres corps, sous prétexte que l’Etat ne fait pas son travial, mais bien agir sur la situation. (Sur le sujet et pour trouver des réseaux à rejoindre vous pouvez lire cet article.)
Certains parlent de grève des loyers, d’autres de détournement de laissez-passer, ou d’événements pour sortir du quotidien étouffant.
Le corps n’est pas si simple à écraser.
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