Le camp des autres

« Gaspard et son chien s’enfuient dans la forêt. L’enfant a peur, il a froid, il a faim, il court, il trébuche, il se cache. Il est blessé. Un homme le recueille. Qui est ce Jean-le-blanc ? Un sorcier, un contrebandier, un professeur ? Avec lui, et d’autres récalcitrants - ceux de la Caravane à Pépère qui défraya la chronique au début du XXe siècle - Gaspard va découvrir la vie en marchant sur le monde. »
Extraits du roman de Thomas Vinau, paru aux éditions Alma Editeur en 2017.

Le gars a eu une idée simple, l’unité. Il a formé légion avec tous les laissés pour compte. Trimards, putes, bagnards, déserteurs, romanichels, la lie pour le cogne et le bourgeois. Ce n’est pas une mauvaise idée. Imagine, tous les fils de rien, ensemble, à marcher sur le monde. Napoléon serait allé jusqu’en Chine de cette façon. C’est des voleurs quoi ! répond Gaspard. Des bohémiens ! Oui, des voleurs comme toi, des bohémiens comme moi. Des voleurs comme tous ceux qui ont faim. Des bohémiens comme tous les fils du chemin. Tu lis trop les journaux petit. Qu’est-ce que tu crois ? Qu’on mange les enfants ? Qu’on porte le choléra ? Qu’on lèche le pain tous les matins dans la main du malin ? Pas une semaine sans une histoire de vagabond qui assassine un curé ou de gitan qui mange un pauvre paysan. Tu crois que c’est bon à becqueter un bouseux ?
Thomas Vinau, Le camp des autres, Alma éditeur, 2017, p.85

VI

« Qu’il nous faille subir les nomades de nationalité française, passe encore, mais qu’on débarasse au moins nos campagnes de tous ces gens sans aveu, sans état civil, sans patrie, qui terrorisent nos villages et grugent nos paysans. »
Ernest Laut, Le Petit Journal illustré du 8 septembre 1907

« Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante !
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu’eux. Et le peu qui viendra d’eux à vous, c’est leur fiente. Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux. »
Jean Richepin, Les Oiseaux de passage

En cette jeune année 1907, les dissidences fleurissaient à la boutonnière de la Troisième République. D’abord dans les tensions internationales, grondements russes, Amérique qui perce, Angleterre Espagne ou Allemagne qui jouent des coudes diplomatiques. Ensuite dans les colonies d’Afrique du Maroc ou de l’Algérie qui fomentaient leurs résistances de sauvages. Mais également partout en France, dans les révoltes et les piquets de grève qui agitaient successivement le monde des ouvriers, des artisans, des vignerons, des électriciens et que le Tigre Georges Clemenceau, ministre de l’Intérieur, réprima dans le sang en lâchant ses troupes. Dans l’opinion publique enfin, cette majorité de braves pauvres gens qui n’épargnaient pas leur peine entre deux guerres en travaillant double pour le progrès ce qui ne les empêchait pas de rester pourtant une majorité de braves et toujours pauvres gens. La colère aime les coupables. Dans son charmant bureau, le comte d’Esterno, secrétaire général de la puissante Société des agriculteurs de France, écrivait : « Si les mesures sont promptes et énergiques, nous pouvons espérer voir à jamais bannies du sol français et refoulées dans leur pays d’origine (…) ces hordes de pillards, de voleurs et parfois même d’assassins, qui sont la terreur de nos campagnes. »

Pas un jour sans que Le Petit Journal, Le Républicain ou Le Progrès ne relatent avec esbroufe et sens du tragique les assauts de bandes sauvageonnes assoiffées de sang et d’argent. Georges Clemenceau nomma Célestin Hennion, un commissaire principal, directeur de la Sûreté générale. Il fut chargé de construire la nouvelle police moderne, mieux entraînée, mieux équipée et centralisée afin de répondre aux nouvelles pratiques criminelles. En ville, c’étaient les apaches, à la campagne les trimardeurs et les bohémiens. Quelques années avant, l’effroyable affaire du tueur de bergers, le vagabond fou et anarchiste Joseph Vacher, avait permis de mettre en place le délit de vagabondage et la création d’un registre de fichage de tous les itinérants arrêtés. Des saletés de crimes avaient été commis par d’impitoyables bonshommes comme les bandits d’Hazebrouck ou les chauffeurs de la Drôme. Sécurité, propriété, moralité et santé publique étaient menacées. Rien que ça. Célestin Hennion chargea son ami Jules Sébille, ancien chef de la Sûreté de Lyon, de diriger une inédite unité de brigades mobiles qui se consacrerait à combattre ces nouveaux visages basanés du mal. Sébille, Hennion et Clemenceau qui avaient besoin de budgets pour leurs nouvelles polices profitèrent des affaires montées en épingles par la presse et de la peur générale et toujours alimentée de l’opinion publique pour les faire voter par le Parlement. Ainsi naquirent les Brigades du Tigre.

C’est la première brigade qui essuya les plâtres de La Tremblade. Douze autres suivront à partir de décembre 1907 réparties par la suite sur la totalité du territoire. Ce coup-là, elle venait tout droit de la capitale, renforcée par les gendarmes de Charente pour mater devant le badaud ahuri tous les travailleurs de la nuit. Fraîchement équipée de téléphones et de télégraphes, d’appareils photo, de fiches anthropométriques, de Browning 1900 et de rutilantes Dion Bouton sorties tout droit des garages. Elle était fin prête pour l’action. Tous préparés mentalement et physiquement, pratiquant les techniques de combat de la savate et de la canne et posant comme des shérifs emmitouflés sur leur première photo de presse. Face aux nouveaux crimes de ce nouveau siècle, ils étaient présents et fringants pour incarner la nouvelle police moderne. Indispensables à l’opinion publique et à la mythologie de la République, ils totaliseront plus de deux mille arrestations en deux ans et entreront dans l’histoire un peu plus tard en criblant de balles la bande à Bonnot. Mais ils n’en étaient, en ce début de mois de juin 1907, qu’à leurs balbutiements, ceux-ci étant essentiellement politiques et médiatiques. Dès le lendemain, L’Ouest Eclair, Le Matin ou Le Messidor ne manquèrent pas dans des articles dithyrambiques de fêter ce coup de filet unique en son genre, marquant l’avènement de la police moderne et la fin des terreurs campagnardes. Une arrestation d’une soixantaine de voleurs, bohémiens, trimardeurs et déserteurs fut annoncée. La bande de brigands était dite impitoyablement organisée. On évoqua les figures mythiques de Mandrin ou de Cartouche. On parla de romanichels et autres frères de bans, venant de toute l’Europe, réunis sous la bannière d’un certain Capello, qui terrorisaient et pillaient la population en se faisant appeler la Caravane à Pépère. On salua le pragmatisme de Clemenceau et on applaudit Sébille qui venait d’inventer au passage les premiers fichages centralisés et ouvrit un boulevard aux carnets de contrôle et aux dérives anthropométriques d’Alphonse Bertillon.

Merci la main de fer dans un gant de velours, on se sent mieux chez nous. Pourtant en août lorsque commença le procès, le soufflé retomba tout chaud. Juste des vols à l’étalage, des maquignonneries et quelques escroqueries qui faisaient surtout preuve de la bêtise crédule des victimes plutôt que de la cruauté sans foi ni borne de la bande. Au final, sur la soixantaine de nomades arrêtés, Le Figaro du 9 août 1907 comptabilisa vingt-sept inculpations de colporteurs, lutteurs, forains, teneurs de jeu, et tutti quanti, menés par un « petit bonhomme bedonnant » dont le journaliste écorcha le nom et qu’il compara avec sa blouse bleue et son crâne dégarni à un bon marchand de cochons. Les perquisitions dans les roulottes ne donnèrent pas beaucoup de grain à moudre. Le lendemain, jugement était rendu. La démonstration de force toute calculée de Clemenceau aboutira au final à de petite condamnations pour les menus larcins de cette confrérie de bras cassés errants. La plupart seront relâchés, une petite vingtaine de bougres condamnés à des peines qui iront de quinze jours à un an. Autrement dit pas grand-chose. Trois enfants de plus finiront en colonie pénitentiaire. Capello désigné comme le chef de la bande écopera de dix mois de prison. Une circulaire ministérielle datée du 27 juillet 1907 adressée aux commissaires de police rappelle clairement l’axe choisi : « Pour ce qui concerne les bandes de nomades désignées sous le terme générique de romanichels, je vous rappelle qu’elles sont trop souvent composées de malfaiteurs ; je vous invite donc de la façon la plus pressante à exercer, à l’égard de cette catégorie de gens sans aveu, la surveillance la plus active, et à profiter de toutes les occasions qui se présenteront pour les identifier (...) » [1]

Thomas Vinau, Le camp des autres, Alma éditeur, 2017, pages 175 à 184.

Toute la caravane se retrouve au grand bal, puis dimanche dans les marais après la procession. Capello a dit Faites-vous plaisir ! Et un blafard éborgné en pantalon garance a répondu Pour sûr ! Dans le jaune cru du matin qui monte au bord de l’océan, Sarah offre une leçon particulière de débrouille à Gaspard au gré des déambulations. Là, à gauche de la porte, sur la pierre de faîte, les trois traits au charbon disent qu’il n’y a rien à prendre. S’il c’était agi d’un rond barré d’une seule diagonale tu aurais pu tenter de demander à coucher pour la nuit, mais si le rond était barré de deux diagonales il fallait passer son chemin et ne rien attendre de ces gens. Il y a ainsi toute une langue secrète pour le routard et le vagabond. C’est pas la langue des oiseaux rigole Sarah, c’est celle des vilains canards. Là-bas regarde, les cousins installent Maman Honorine pour qu’elle tire les tarots. La lame du Bateleur ou celle du Pendu, maman devin de l’âme, à trois sous l’avenir la queue ne cessera pas jusqu’à la messe. Un peu plus loin un singe fume et joue aux cartes à côté de l’oiseleur du camp qui vend aux crédules des ramiers qui leur fausseront compagnie puisqu’ils sont dressés à retrouver leurs cages. Les venterniers repèrent leurs balcons. Les baguenaudeurs cherchent à la mine de rien dans la foule les épiciers aux bourses trop lourdes qu’ils allègeront d’un seul coup de rasoir. Mais ils servent aussi à repérer la flicaille, à rassembler tout le monde et à faire tourner les consignes. Là-bas regarde, le barbu qui ressemble à saint Pierre avec un monocle, un mornifleur en chef ! A chaque poire qu’il achète dix centimes, c’est une fausse pièce de dix francs dont il récupère la monnaie en vrai comptant. Il a même de la fausse joncaille pour arnaquer les maquignons. Eux qui filent avec Fata’ vers la halle, leur truc, c’est le bonneteau, tout le monde se croit plus malin mais c’est toujours les mêmes qui raflent à la fin. Tu vois mon chou, au royaume des aveugles, les muets s’arrangent bien !
Thomas Vinau, Le camp des autres, Alma éditeur, 2017, pages 157 à 158.

Notes

[1Archive de police de Paris, Boîte DB 200, circulaire ministérielle, 27 juillet 1907, notice concernant les malfaiteurs professionnels se déplaçant. Cité dans Le contrôle des Tsiganes en France (1912-1969), Karthala Editions, 25 juillet 2013.

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