On a le même maillot mais a-t-on la même passion ?

Depuis samedi, le mouvement des gilets jaunes ne cesse de soulever une quantité de questionnements qu’il est bien difficile de démêler et qui rendent compliquée la manière de s’y rapporter.

Au cinquième jour d’une mobilisation d’une forme totalement nouvelle (largement commentée, je n’y reviendrai pas) et qui a fait la démonstration de sa capacité d’organisation matérielle, l’heure n’est plus à se demander s’il faut ou non s’intéresser à ce qui se passe sur les blocages mais plutôt comment s’y rapporter, quel rôle y a-t-il à y jouer ? Force est de constater que dans cette situation, nous n’évoluons pas sur notre terrain de jeu habituel et c’est précisément ce qui fait de ce mouvement quelque chose de déroutant. Les lignes de clivage usuelles que nous rencontrons dans les mouvements syndicaux n’ont plus cours dans cet ensemble protéiforme, prétendument apolitique et soudé par la colère, dont les moyens d’expression sont parfois totalement opposés et contradictoires.

Attention à ne pas remplacer le mépris de classe par un fantasme de classe.

Dans ce contexte d’inconnue, il est important de ne pas se laisser aller à une défiance trop facile vis-à-vis d’une partie de la population que nous connaissons finalement peu, et certaines craintes entendues avant ou au début du mouvement sont déjà caduques. Le qualificatif de poujadiste tombe aussi vite qu’il a refleuri (voir à ce sujet l’article éclairant de dijoncter.info), l’extrême droite n’est pas aux manettes des opérations, et la beauferie n’est pas en soi un motif d’inimitié politique.

A l’inverse, à invoquer le mépris de classe, attention à ne pas le transformer en fantasme de classe. Nous ressentons tous une forme d’excitation à voir se réaliser spontanément des blocages massifs que nous appelons depuis des années, et à voir se déployer une certaine ingéniosité logistique. Si nous pouvons ressentir une proximité avec « ce que font les gilets jaunes », il n’en demeure pas moins que certaines facettes du mouvement nous restent en travers de la gorge et que leur répétition en différentes occasions et différents endroits ne peuvent pas nous voiler la face : oui les affects racistes ou homophobes sont bien présents au sein du mouvement (à différentes échelles selon les points de blocage) et ils ne peuvent pas être réduits à des sentiments isolés exprimés par quelques abrutis vite réduits au silence par leurs camarades de lutte.

Le mouvement a certes prouvé que les affects racistes et homophobes n’étaient pas le moteur de sa colère mais il ne s’est pas non plus franchement saisi de la question.
Nous ne pouvons pas nous contenter d’opposer aux accusations de racisme que des gens se sont interposés pour empêcher telle ou telle agression. Avant-hier au rond-point des vaches, un automobiliste d’origine maghrébine a été menacé par un gilet jaune armé d’un taser. Oui, d’autres sont intervenus pour empêcher l’agression mais ça n’en fait pas une preuve que la question du racisme est posée au sein du mouvement, d’autant que la scène s’est déroulée sous un flot d’insultes tenus par d’autres bloqueurs. On peut très bien ne pas vouloir lyncher des descendants d’immigrés et tenir un discours raciste.

Pour le moment, à travers des revendications assez floues, le mouvement des gilets jaunes tient à l’écart plusieurs sujets qui sont pourtant brûlants et qui mettent directement en cause la politique de Macron. Il semble globalement partagé au sein des gilets jaunes que ce qui est chouette dans ce qui se joue en ce moment, c’est de lutter sans se soucier de savoir qui est avec qui et de se sentir solidaire au-delà des clivages sociaux. Le tout soutenu par un ras-le-bol de voir ses conditions d’existence se détériorer (qui par la hausse du prix du gasoil, qui par la hausse de la CSG…).

À nous de faire rentrer dans leur quotidien des questionnements qui n’y prennent pas de place.

Évidemment chacun vient avec le caillou qu’il a dans sa chaussure et c’est là que fait surface la figure de celui qui a successivement été qualifié de beauf, OPMI [1] ou encore France périphérique selon qui parle de lui. Bien sûr, il arrive avec ce qui pèse sur son quotidien et on ne peut pas attendre de personnes qui se mobilisent pour la première fois de porter un éventail large de revendications et un discours politique radical. À nous de faire rentrer dans leur quotidien des questionnements qui n’y prennent pas de place (par hostilité pour certains, par pure méconnaissance pour d’autres) et qui pourraient continuer d’être laissés à l’écart.

La question des personnes exilées ne fait surface que très timidement à travers quelques pancartes dans les blocages. Pourtant, même quelqu’un qui ne souhaite pas sortir de son « apolitisme » ne peut nier qu’elles sont tout autant que les autres concernées par le processus de paupérisation générale. Si on peut se sentir solidaire des retraités touchés par la fonte de leur retraite mais pas des personnes privées de tout moyen de subsistance alors il y a problème.

De la même façon, un rassemblement de gilets jaunes est en train de s’organiser à Paris le même jour que la mobilisation #noustoutes contre les violences faites aux femmes. N’y aurait-il pas là l’occasion de faire apparaître la question des agressions sexistes ou homophobes au sein du mouvement ?

Au fond, nous ferions fausse route à vouloir essayer de comprendre qui sont les gilets jaunes. Par contre, nous pouvons faire en sorte que des sujets tels que ceux-là fassent irruption sur les blocages pour forcer le mouvement à tenir une position (ou plus probablement à scinder ses différentes positions) et par la même occasion nous permettre de juger des réactions qu’ils provoqueront et de décider par la suite s’il faut déserter ou continuer et avec qui.

L’essentiel n’est pas tant de séparer les gilets jaunes entre racistes et non-racistes, entre homophobes et non-homophobes mais d’identifier ce que ces pensées peuvent avoir ou non de structurant dans la pensée politique des individus et du mouvement.

La mobilisation semble s’inscrire dans la durée, et d’une manière ou d’une autre, les choses vont finir par se décanter, des lignes par se dessiner. Prenons une part active à ce processus, voire provoquons-le, pour éclaircir la brume politique dans laquelle s’animent les gilets jaunes.

Photo JP Sageot

Notes

[1Objet politique encore mal identifié

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